12 décembre 2016

Homophonie mathématique

Dans le TGV qui nous conduit à Lille, je parle avec M. des Enfants du Limon, le livre de Raymond Queneau sur lequel je suis en train de travailler. Je lui lis un passage particulièrement dingue sur un des «quadrateurs» du cercle, et sur son approximation de Π qui le fait réagir : — « tiens, me dit-il, j'ai trouvé une homophonie culinaire pour désigner Π.

— Ah bon ? Laquelle ?

Trois carottes sans sel, me répond M. très sérieusement.

05 décembre 2016

Série je t'aime

Françoise Guichard devant
son installation
La passion de Françoise Guichard pour le collage a pris naissance à Pirou, dans la Manche, lors du festival annuel Pirouésie, et c’est au merveilleux Philippe Lemaire qu’elle doit d’avoir été initiée à cet art. Depuis deux ans, au fil de l’eau, elle poste sur Facebook des œuvres empreintes d’une fantaisie qui lui ressemble.

Aussi, lorsque elle tombe sur l’appel à projet de La Maison des Pratiques Artistiques Amateurs, intitulé « Série, je t’aime », elle n’hésite que peu de temps à postuler, très inspirée par le thème de la série.

Lectrice avertie de Georges Perec, elle a l’idée de réaliser une suite de quarante cartes postales, clin d’œil aux « 243 cartes postales en couleurs véritables » de l’auteur de La Vie mode d’emploi. Elle en sélectionnera une vingtaine parmi ces quarante pour cette installation.

Fabriquer des collages au format d’une carte postale est en soi une gageure. Pour cela, Françoise a dû écumer les brocantes à la recherche de catalogues Manufrance ou de vieux périodiques où trouver des illustrations suffisamment petites pour entrer dans sa contrainte, avant de réaliser ses collages directement inspirés par les textes de Perec.

Elle a poussé la minutie jusqu’à dénicher des timbres d’époque correspondant plus ou moins au thème de la carte ou évoquant Perec, comme par exemple un timbre en pièce de puzzle. Chaque carte postale, dûment timbrée, est adressée à Georges Perec, et suspendue avec les autres sous un parasol posé sur une rabane.

Recto d'une carte avec le collage
(cliquer pour agrandir)

Verso avec le texte et l'adresse de Perec
(cliquer pour agrandir)

D’autres amateurs exposent dans cette belle salle, qui des dessins à l’encre de chine, qui des modelages, qui des tableaux. Voisin de Françoise Guichard, Jqnus a, lui, choisi d’afficher une série de minuscules croquis de visages de toutes les couleurs, réalisés sur du papier petit format et protégés par un sachet plastique. Chez lui plus encore que chez Françoise Guichard, dont chaque collage pourrait à la limite vivre sa vie indépendamment des autres, c’est la série elle-même qui intéresse, chaque dessin pris à part paraîtrait banal sans l’accumulation de ses voisins.

Jqnus devant son installation

À voir en ce moment et jusqu’au samedi 17 décembre 2016 à La Maison des Pratiques Artistiques Amateurs, 100 rue Didot, 75014 Paris.

EC

13 novembre 2016

L'état d'urgence est prolongé

Pur ongle, ongle de cette star
Plonge sur la trogne de cette
Céleste pute de l’art grognon
Dont l’ange est protégé : cruel
Danger, cet ongle trop seulet,
Long ergot acéré, dent et plus
Plonge-le dans tout ce regret
E.C.

Chaque vers de ce poème est composé des mêmes lettres
que celle du titre, mais dans un ordre différent.

28 octobre 2016

Aurel, « moraliste de l'amour »



En plus des trente-huit chats, des vingt-deux chiens, et de la guenon qui s’entassaient dans sa maison de Fontenay-aux-Roses, Paul Léautaud y accueillait aussi une oie qu’il avait appelée Aurel.

Aurel, c’était le nom de plume d’Aurélie de Faucamberge, femme de lettres, mécène, protectrice des jeunes poètes, féministe revendiquée, épouse successive du peintre Cyrille Besset et du littérateur Alfred Mortier, suffisamment introduite dans les milieux littéraires pour fréquenter Max Jacob ou assister au banquet donné en l’honneur d’Apollinaire le 21 décembre 1916. 

Ses ouvrages aux titres évocateurs, comme Le Miracle de la chair, La Vierge involontaire, Les Jeux de la flamme, le Précis de l’ardeur, Pour en finir avec l’amant, l’Art d’aimer, loin d’être pornographiques, exposent au contraire une vision mystique du couple, imprégnée de religiosité, dans un style exalté, grandiloquent, et pour le moins surprenant quant à la syntaxe ou le vocabulaire.

Je ne citerai qu’une phrase : «Et trouver le secret de la vie ascensionnelle parce que simplement, on aurait le temps d’agir ce que l’on sait, au lieu de le savoir de façon post chronique, c'est-à-dire trop tard pour la santé.»

Celle qui se nommait elle-même «moraliste de l’amour», comme il est écrit sur sa tombe à Montmartre ou sur la plaque de la maison du XVIIe où elle tenait salon le jeudi, était devenue la bête noire de Léautaud. «Si bête sotte et prétentieuse qu’on la connaisse, une autre occasion se présente toujours de la découvrir encore plus bête et sotte et prétentieuse» écrit-il dans son Journal.



Il colportait des horreurs à son sujet. Par exemple que Jehan Rictus, déçu du repas que lui avait offert Alfred Mortier, s’était juré de se venger en le faisant cocu, mais qu’en voyant Aurel, il y avait renoncé en disant « impossible, imbaisable ». 


Il raconte aussi l’avoir piégée en pénétrant, déguisé, à son salon du jeudi, qu’il décrit dans un article cruel comme une assemblée d’inconnus, présidés par une «morte profanée». Ce mot lui valut un coup de poing d’Alfred Mortier. Comme Aurel s’intéressait aux jeunes poètes et aux poètes morts à la guerre, il l’appelait aussi La Femme à bardes et La Mère Lachaise.

Le salon d'Aurel ou La nulle s'adore (anagramme)

Vu la légendaire misogynie de Léautaud, il est important de vérifier si son jugement était personnel ou partagé. Or il n’était pas le seul ! Breton et Desnos, à un banquet présidé par Aurel, interrompirent son discours en disant «Ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on doit emmerder les gens toute sa vie». Robert Desnos, à qui elle avait dédicacé un exemplaire de son Rodin devant la femme, le lui renvoya barré d’un gigantesque «Merde!». Mais les surréalistes était aussi misogynes, n’est-ce pas ? Alors cherchons du côté des femmes.


La féministe Gabrielle Réval, dans La Chaîne des dames, se montre moins grossière mais tout aussi dure : Aurel mène une «croisade mystique pour la délivrance de la chair et de l’esprit de la femme avant l'union» mais ses détracteurs «refusent qu'on les moralise quand ils sont en joie, ni qu'on apprenne à leurs petites amies qu'il faut philosopher avant de faire un enfant !». «Je vous demande un peu s'il est nécessaire de compliquer une chose aussi simple que de faire l'amour avec celle qu'on aime». Bref Aurel «profère de telles sottises, de telles malignités, de telles niaiseries» qu’il vaut mieux «laisser les ânes braire».

Gabrielle Réval

La réponse d’Aurel à Gabrielle Réval, publiée dans le même ouvrage, donne un nouvel exemple de son style : «Parce que je tends à nous rendre la mise en ordre de l'âme tandis que l'homme a mis l'esprit en ordre, parce que je cherche les lois de la logique féminine pour soutenir la logique virile, il ne faudrait peut-être pas continuer à me traiter en bon brouillon illuminé sous peine de se charger d'un comique un peu lourd au regard des gens qui lisent de près

Lucie Delarue Mardrus

Lucie Delarue Mardrus, son amie fidèle, prend héroïquement sa défense dans un article de l’Archer de Toulouse mais le double sens — involontaire ? — de son texte l’enfonce en réalité : 

«La bravoure d'Aurel, manifestée sous tant de formes, ne va jamais aussi loin qu'en ceci : elle ne craint pas le ridicule.» 

«Aurel, prophète qui crie dans le désert, emploie […] la méthode qu'il faut, quand elle dépasse la mesure comme elle ne cesse de le faire. […] Les obscurités voulues, chéries, dont elle hérisse son style, […], sont l'équivalent du latin des prières répétées sans les comprendre par le commun des fidèles, moyen le plus sûr d'atteindre la divinité, laquelle ne tient pas, au fond, à être si précise que ça.» 

«Enfermée dans ses principes comme dans un parc de fils de fer barbelés, elle reste inadaptée, inadaptable, incorrigible.»

Aurel


Seul André Billy nous laisse entrevoir, dans L’Époque contemporaine, une explication plausible — sinon une excuse — au comportement d’Aurel : elle se serait donné une contenance ressemblant à de la prétention… parce qu’elle n’entendait pas bien ce qu’on disait autour d’elle !

La vérité c’est qu’en plus d’être rébarbative, ridicule, imbaisable, d’écrire comme un cochon, d’être dénuée du moindre humour, de faire la morale aux autres et de se fâcher avec tout le monde, Aurel était sourde comme un pot !

Aurel (montage E.C.)

E. C.

27 juillet 2016

Rites nouveaux, rites anciens


Dis « plus jamais ça »
« On n’oubliera pas »
« Yaka »
Pense avec finesse
Qu’il faut que ça cesse.
Sagesse !
Comme en liturgie,
Mets une bougie.
Agis.
Dépose des fleurs,
Arrose de pleurs
Le chœur,
Fais en procession
Bastille Nation,
C’est bon.
Par la marche blanche
Ta douleur épanche
Si franche.
Passe pour la France
Minute en silence
Intense.
Ensuite applaudis
Pour faire un beau bruit
Admis,
Et chante à ton aise
Une Marseillaise
Qui plaise.
Sans savoir imite
De très anciens rites.
Médite
Sur le besoin qu’on
A de religion
Au fond.

EC

06 juillet 2016

Les mémoires de la duchesse (Lecture de tombe).


Il peut arriver à l’amateur de cimetières qui cherche la sépulture d’une femme de lettres oubliée*, de tomber par hasard sur celle d’une autre, tout aussi peu connue. C’est ce qui m’est arrivé au cimetière Montmartre avec la tombe de Laure Adélaïde Constance de Permon Commène, duchesse d’Abrantès, née à Montpellier en 1791 et morte à Paris en 1858. Le sévère profil de marbre, au nez busqué, à la coiffure arrangée en bandeaux sur les tempes et relevée sur le dessus de la tête en un curieux chignon ailé, est signé Pierre Jean David d’Angers. Cet illustre médailleur et sculpteur, qui fut grand prix de Rome, a réalisé le tombeau de Fénelon, les statues d‘Ambroise Paré, de Gutenberg, de Bichat, de Bara mourant, et une multitude de bustes, dont celui de Balzac surmontant sa tombe au Père-Lachaise. Ce qui me fait une belle transition car Balzac, figurez-vous, fut l’un des amants de notre duchesse Laure.

Andoche Junot

Laure avait été mariée à l'âge de 15 ans à Junot, beau compagnon d’armes de Napoléon, de Murat, de Bessières et d’autres, qui en avait 29. Ce garçon portait un curieux prénom, Andoche, et il avait ce qu’on appellerait maintenant un « pète au casque » : forte tête, indiscutable meneur d’hommes, il faisait preuve d’un courage frisant la témérité et d’une imprudence en paroles et en actes tout à fait contraire à la diplomatie qu’exigeaient ses importantes fonctions de gouverneur de la place de Paris. Napoléon, à qui il vouait pourtant une sorte de vénération idolâtre, ne pouvait pas vraiment compter sur lui. Voilà pourquoi il ne lui donna jamais le bâton de maréchal qu’il convoitait pourtant, et pourquoi il l’envoya au Portugal, où en tant que duc d’Abrantès et « plus que roi » selon l'expression de Virginie Ancelot,  il se fit remarquer, avec son épouse, par un train de vie somptuaire. « Il avait dissipé de vrais trésors sans se faire honneur, sans goût, trop souvent même dans des excès grossiers », raconte Las Cases. Le pauvre général Junot finira très mal. Renvoyé chez son père pour soigner ses troubles mentaux, il se jettera par la fenêtre, ne se cassera que la jambe qu’il essaiera d’amputer avec son couteau, et mourra de l’infection provoquée par cette blessure.

Après avoir été la maîtresse de Metternich, alors ambassadeur d’Autriche, puis de Forbin, puis de Balincourt, Laure, que l’empereur appelait affectueusement « la petite peste » rencontre le jeune Balzac qui l’encouragera à écrire ses mémoires et surtout, l’aidera à les faire publier, ce dont elle a grand besoin. Grand admirateur du Napoléon qu’elle avait connu, il devint son amant et l’on dit qu’elle lui inspira quelques scènes de La Femme de trente ans. Mme Ancelot suggère, (sans le dire, bien sûr), que c'est avec Napoléon que Balzac couchait à travers Mme Junot : « Cette femme a vu Napoléon enfant, elle l’a vu jeune homme, encore inconnu, elle l’a vu occupé des choses ordinaires de la vie, puis elle l’a vu grandir, s’élever et couvrir le monde de son nom ! Elle est pour moi comme un bienheureux qui viendrait s’asseoir à mes côtés, après avoir vécu au ciel tout près de Dieu ! » lui aurait-il confié. Il est naturellement de bon ton de laisser entendre, avec un petit sourire, que les mémoires de Laure doivent plus à Balzac qu’à leur auteur officiel, mais il faudrait analyser ce que cette opinion comporte de misogynie. Les auteurs mâles qui se sont penchés sur ses œuvres au début du XXe siècle avaient tendance à penser que les femmes ne savent pas écrire toutes seules. La petite peste était pourtant connue pour son esprit et sa vivacité, qui transparaissent dans ses écrits, ou du moins dans ce que j’en ai lu, car il y a de la matière ! Voilà par exemple comment elle décrit Mme de Brienne dans son Histoire des salons de Paris :
C'était une femme assez laide que madame de Brienne, et qui, en cas de besoin, aurait pu se faire passer pour un homme. Elle avait des moustaches, même de la barbe, et sa voix et sa démarche ne donnaient pas le démenti à ce premier aspect masculin. Elle avait, dit-on, de l'esprit; je ne le puis nier, parce qu'elle ne m'a pas prouvé le contraire; tout ce que je puis dire, c'est que je ne voudrais pas en avoir un semblable.
Et vlan ! Le livre entier est ainsi, une suite de portraits et d’anecdotes acerbes, tendres, comiques, tragiques, parfois fantastiques, semées de dialogues et de réflexions. Cela se lit très facilement. Les Mémoires eux-mêmes comportent des passages à prétention plus sérieusement historique, ce qui n'empêche pas d'y trouver, particulièrement dans les notes, des choses très drôles, comme ceci :


Le médaillon de David d'Angers se révèle trompeur, Laure n'avait rien de sévère. Au contraire, si l'on en croit Mme Ancelot qui a décrit son salon et la qualifie de « frivole », « la duchesse d’Abrantès aimait les grandeurs et les arts, les gens de lettres et les hommes de guerre, les écrivains sérieux et les jeunes beaux qui dansaient bien ; mais ce qui obtenait promptement toute son affection, c’était le talent, la réputation, la gloire ; l’esprit, l’intelligence sous toutes ses formes, avait le premier rang chez elle, c’était là le principal ; » Même ruinée, elle continuait à recevoir avec panache, quitte à emprunter chez une amie, au moment des gâteaux, des petites cuillers d'argent pour remplacer celles qu'elle avait vendues ou mises en gage.

Son histoire se termine très mal, elle aussi. Criblée de dettes, elle déménage rue Navarin, près de Notre-Dame-de-Lorette, et doit donner ses meubles à ses créanciers. Elle en attrape une jaunisse, est transportée dans une maison de santé où elle n'a même pas une chambre, et y meurt sur un grabat.Virginie Ancelot fut témoin de sa déchéance : 
J’appris depuis qu’il y avait encore eu dans les tristes moments qui précédèrent et qui suivirent cette fin cruelle les contrastes frappants de sa vie. À côté de suprêmes grandeurs, on y avait vu de prodigieux abaissements. Elle était morte sur un grabat, dans une mansarde ; la charité royale avait dû pourvoir même au cercueil, et Chateaubriand, cette gloire de nos gloires littéraires, suivit à pied son convoi, entouré des hommes les plus illustres de notre époque ! C’était le 7 juin 1838. 
En effet, Hugo, Chateaubriand et Dumas suivent le cercueil, dont l'inhumation au père Lachaise a été refusée par la ville de Paris. Elle est enterrée finalement au cimetière Montmartre, et le profil de David d'Angers est le fruit d'une souscription. Quant à Hugo, il écrira ceci :
Puisqu'ils n'ont pas de cœur ; puisqu'ils n'ont point d'entrailles :
Puisqu'ils t'ont refusé la pierre d'un tombeau ;
C'est à nous de chanter un chant expiatoire !
C'est à nous de t'offrir notre deuil à genoux !
C'est à nous, c'est à nous de prendre ta mémoire
Et de l'ensevelir dans un vers triste et doux !
Mais cette unanimité des écrivains et des célébrités clientes de son salon venait un peu tard. C'est avant qu'il eût fallu l'aider ! Pauvre Laure... Heureusement, il nous reste d'elle ses Mémoires, accessibles sur Gallica et sur Google Books, et son Histoire des Salons de Paris, cités plus haut, et que je vous conseille de feuilleter.

* Cette sépulture ayant été retrouvée elle aussi, on en parlera plus tard.

23 avril 2016

Ballade des chanteurs du temps jadis

Dites-moi où, n'en quel pays,
Est Whitney à la peau d’ébène,
Le célèbre David Bowie
Que l’on pleura plusieurs semaines,
Amy, qui les passions déchaîne
Encore aujourd’hui sur l’écran,
Dès qu’elle pousse sa rengaine ?
Mais où sont les rock stars d'antan ?

Où est l’excellente Janis
Psychédélique musicienne
Qui aimait beaucoup le whisky
Et n’avait pas peur des lesbiennes ?
Jim Morrisson qui sur la scène
Avait injurié ses fans
Et mourut à Paris sur Seine ?
Mais où sont les rock stars d'antan ?

L’Américain Jimi Hendrix
Qui savait dompter le Larsène,
Brian Jones, et aussi Lou Reed
Dont on dut ouvrir l’abdomène,
Et Jackson cet énergumène
Qui voulait devenir tout blanc ?
Où sont-ils, Vierge souveraine ?
Mais où sont les rock stars d'antan ?

Prince chantant la Purple raine
Une étoile meurt maintenant
Bientôt ce sera la prochaine…
Mais où sont les rock stars d'antan ?

EC (à la manière de François Villon).

10 avril 2016

Un pa(nama)stiche de Hugo

L’or, c’est à nos box

 

 












Oh ! combien de people, combien de capitaines
D’industrie sont partis avec les poches pleines
Vers ce bel horizon leur fric épanouir,
Placer leurs picaillons et planquer leur fortune,
Dans un canal profond, par une nuit sans lune,
En toute impunité pour longtemps l’enfouir !

Combien de gens ont fui avec leurs brigandages
Évitant de payer au pays leurs péages
Que d'un souffle ils ont escamotés sur les flots !
Personne ne saura où va cette plongée.
Chaque vague en passant d'un butin s'est chargée ;
L'une a pris l’intérêt et l'autre les dépôts !

Nul ne sait votre sort, ô récoltes indues !
Vous roulez à travers de riches étendues,
Touchant de vos fronts d’or à des bords inconnus.
Oh ! combien d’avocats ne vivent que d’un rêve,
Celui de vous voir tous débarquer sur leur grève
Où vous êtes les bienvenus !

On s'entretient de vous parfois dans les veillées.
Maint journaliste, assis sur des presses rouillées,
Mêle encor quelque temps vos noms d'ombre couverts
Au terrorisme, au meurtre, aux récits d'aventures,
À la pédophilie, aux autres boursouflures
Dont se pare aujourd’hui notre monde pervers !

On demande : - Où sont-ils ? sont-ils rois dans quelque île ?
La Barbade ? Jersey ? Encore plus fertile ?
Puis votre souvenir même est enseveli.
Panama a changé vos noms dans la mémoire.
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre canal jette le sombre oubli.

Bientôt des yeux de tous votre ombre est disparue.
Il reste votre banque où l’avoir s’évalue,
Sa puissance lui fait dédaigner la rumeur.
Votre banque sait bien où le pognon s’engendre
Et à qui elle peut sans crainte encore vendre
De la thune et de la valeur !

Et quand le temps a fait son œuvre funéraire,
Rien ne sait plus vos noms, pas même un formulaire,
Dans les nombreux fichiers où votre trace fond,
Pas même un numéro de fax, de téléphone,
Et pas même l’alerte triste et monotone
Que lance un pauvre geek en mal d’insoumission !

Victor Magot

Très fortement inspiré par Oceano nox de Victor Hugo, ce poème s'inscrit dans une série de pastiches initiés par la liste Oulipo et auxquels se sont joints plusieurs facebookiens. Nicolas Graner les réunit au fur et à mesure sur son site pour en faire une anthologie, c'est ici :

13 mars 2016

Au clair des lunettes, ou Pierrot pataphysicien

— Enlève donc tes lunettes, dit Tortose à Pierrot, enlève donc tes lunettes, si tu veux avoir la gueule de l’emploi.
L’incipit de Pierrot mon ami — comme ceux de tous les romans de Queneau — est à considérer avec la plus grande attention. En mettant d’emblée le projecteur sur les lunettes de son héros, l’auteur suggère fortement au lecteur d’examiner le texte sous l’angle de l’optique, des yeux, des images, des visions.

L'attraction du Luna Park de Coney Island
ayant inspiré le Palais du rire du Luna-Park
de la porte Maillot, dont s'inspire
le Palace de la Rigolade.
Et quand on se livre à cet examen, on est frappé du nombre de regards que l’on croise dans ce roman : à commencer par celui des voyeurs que sont les philosophes : un regard qui exige, dit Queneau « netteté, rapidité, perspicacité, photograficité[1] ». [Je rappelle à ceux qui n’auraient pas révisé avant de venir, que l’emploi de Pierrot à l’Uni-Park, et plus précisément au Palace de la Rigolade, consiste à maintenir les visiteuses sur une bouche d’air afin que leurs jupes se soulèvent, dévoilant leurs dessous (ou leur absence de dessous), pour le plaisir des yeux des spectateurs, surtout de ceux qu’on appelle les « philosophes », qui paient plus cher pour être au premier rang.] Ce regard net, rapide, perspicace et photographique des philosophes, outre qu’il leur rince l’œil, provoque sa dilatation ou le flamboiement de leurs pupilles, précise l’auteur. Ce mot de « philosophe » n’a rien pour nous étonner : le philosophe recherche la Vérité, qui est Aletheïa, dévoilement.

Le point de vue de Pradonet

Le regard de Léonie, dite Mme Pradonet, la patronne du parc d’attractions, est un regard professionnel et nettement inquisiteur. Elle s’installe chaque jour pour surveiller son domaine à la caisse de l’Alpinic Railways, un nom qui suggère qu’elle n’a pas la vue basse. Mais quand elle regarde le visage de son concubin, c’est reflété par la glace, à l’insu de celui-ci. Quant au fakir Crouïa-Bey, il a beau lui avoir tapé dans l’œil, elle le surveille lui aussi du coin de ce même œil, pendant le déjeuner[2]. Elle se projette (ou se reflète) dans la personne de Petit-Pouce, qu’elle emploiera pour enquêter sur la mort de son premier amour : Petit-Pouce repèrera Pierrot indirectement, lui aussi, dans la glace de la salle à manger d’un hôtel.
Le regard de Pradonet, patron de[3] l’Uni-Park, est à la fois indiscret et limité. Indiscret parce qu’à l’aide de la longue-vue dont il dispose sur la terrasse de son immeuble il peut voir de loin sa fille Yvonne et repérer Pierrot qui la courtise. Cela ne l’empêche pas de faire preuve d’un total aveuglement à propos de sa concubine Léonie, alors même qu’à côté de lui elle démontre au lecteur qu’il est un potentiel cocu (Pradonet, pas le lecteur). On ne peut en effet voir à la fois très loin et très près, surtout d’un seul œil. Plus tard, quand Pradonet reconnaîtra Pierrot à l’Uni-bar il se vantera d’avoir « le coup d’œil américain[4] » mais cela ne durera pas et il ne le reconnaîtra même plus du tout avec le temps. L’œil américain, à qui rien n’échappe, c’est aussi celui de la patronne de l’Hôtel du Cheval blanc, à St-Flers-sur-Caillavet, étape de Pierrot, et surtout celui du dernier des Mohicans de Fenimore Cooper, qui voit sur les côtés. C’est une intéressante focale, proche du fish-eye. Il s’agit du téléobjectif inversé, autrement dit rétro focus. Mais comme on l’a vu, cette qualité ne permet pas la vision à distance. Cette dame n’a pas assez de recul.
Le fakir Crouïa-Bey, lui, a l’œil magnétique[5]. Dans la lunette de Pradonet, il est attiré par la mystérieuse chapelle poldève, celle que Pierrot verra de façon naturelle et que son ami Mounnezergues protège et entretient. Pradonet, lui, prétend n’y voir que néant, rien. Où est la vérité ? La chapelle poldève est, et n’est pas. Elle est invisible pour la plupart des gens, mais certains sont capables plus que d’autres de voir l’invisible. Les fakirs par exemple : mais pas les voyantes, elles qui ne voient rien venir[6] ! Au moins Crouïa-Bey est il conscient de ce que la double vue, c’est du chiqué[7].

La Tour aux avions. On voit qu'il n'est
pas possible qu'ils se soient détachés
un par un pour mettre le feu au Parc.
Le nommé Psermis, du cirque Mamar, lui, dispose d’une « vue splendide » sur l’Uni-Park[8]. C’est ainsi qu’il a « tout vu » de l’incendie qui s’y déclare. Il a remarqué pendant la nuit les avions de la Tour aux avions s’enflammer, se détacher un par un pour mettre le feu partout, et il en fait à qui veut un récit apocalyptique. Mais ce spectacle de guerre, ne l’a-t-il pas vu à travers les prismes de son imagination ? Son exaltation le laisse en tout cas penser et Pierrot lui-même le pense, d’ailleurs. L’anagramme de Psermis est prismes, justement. La réfraction, on le sait, déforme les objets.
Le regard d’Yvonne, quotidiennement appliqué à son propre corps dans le miroir[9], se pose avec décision sur les hommes. Sur Pierrot qui lui fait du plat en vain, et sur ses nombreux amants. On ne connaît rien de l’œil de Perdrix, l’un des amants en question, qu’elle ne mettra pas longtemps à liquider.
Il y a aussi le regard de Mounnezergues[10] qui, naturellement presbyte, car il a beaucoup vécu et étudié, partage avec Pierrot corrigé le privilège de voir de loin, pas étonnant que Pierrot soit son ami. Mounnezergues, gardien de la chapelle poldève, fabrique des figures de cire aux yeux d’émail, dont l’une induira Pierrot en erreur.

Et puis, enfin, il y a le regard particulier de Pierrot qui n’est rien de tout ça. Pierrot voit complètement autrement, mais comment ? 

Comme l’auteur, Pierrot est, par nature, atteint de myopie. Sans lunettes, il ne perçoit qu’un vague brouillard. Les verres, en corrigeant ce défaut, lui permettent de voir de loin — et même plus que de loin, comme on le constatera plus tard.
Aussi, lorsqu’il répond au patron du Palace de la Rigolade, « vu, monsieur Tortose » alors qu’il vient d’ôter ses lunettes et qu’il n’y voit plus qu’à cinq mètres, on ne peut qu’apprécier l’ironie de l’expression. Pour être employé, il ne faut surtout pas voir les choses de trop loin. Dit à l’envers, pour prendre son boulot (ou quoi que ce soit d’autre) vraiment au sérieux, il ne faut pas y voir plus loin que le bout de son nez. D’ailleurs, sans lunettes, Pierrot perd tous ses moyens de réflexion, et, par exemple, tourne de l’œil quand il voit « dans un brouillard » le fakir se percer les joues.

Il enlève donc ses lunettes, cause potentielle de licenciement précoce, et « le rétrécissement du champ d’action de son rayon visuel » l’empêche en conséquence « de jouir pleinement des beautés dévoilées à la sortie du tonneau » ; mais même s’il avait chaussé ses lunettes, Pierrot, devant ces « beautés » révélées, serait-il devenu philosophe, c'est-à-dire voyeur ? Je ne le pense pas, tant Pierrot se démarque des autres personnages du roman par la qualité particulière de son regard. Et l’on sait bien que L'art n'est pas dans l'objet mais dans le regard. 



Les lunettes de Pierrot sont tellement puissantes qu’elles semblent à vrai dire corriger d’autres défauts de vision, moins purement physiques. C’est ici qu’il n’est pas inintéressant de s’arrêter deux secondes pour écouter le Journal de l’auteur : Queneau écrit début octobre 1922, alors qu’il est un peu plus jeune que Pierrot : « Je porte des lunettes. Je pense que le fait de porter des lunettes changera peut-être quelques unes de mes conceptions — et être devenu plus broadminded[11] qu’il y a un an. Je souhaite me discipliner pour atteindre “la plus grande gloire et la plus haute science”. »
Broadminded ? Mais c’est du grand angle, ces lunettes, ma parole ! Précisément cette grandeur d’angle qui manque à tous ceux qui manient le téléobjectif ou la lunette d’approche. Car, normalement, on ne peut avoir à la fois l’angle et la distance. On a vu avec Pradonet qu’on ne peut pas capter un détail de loin sans négliger ce qui est juste à côté de vous. Inversement, avec le grand angle, on ne peut avoir une image à la fois nette au centre et sur les bords. C’est physique, pour le coup. « En quelque sorte, un objectif grand angle peut être considéré comme un objectif myope auquel on met des lunettes. » nous explique même Wikipédia. Il faut en conclure que Pierrot bénéficie à la fois d’une vision de loin et d’un champ de vision large ce qui va nettement au-delà de la physique vulgaire.

De plus ses lunettes lui font voir parfois d’étranges choses. Je cite : « le brouillard s’est dissipé. Pierrot le distingue très bien maintenant. Quant au bonhomme il a une drôle de tête. Le haut en est assez bien dessiné, mais après la moitié du nez, ça fout le camp de tous les côtés. Les joues ont coulé dans le bas des mâchoires, inégalement. Une narine s’ouvre plus que l’autre. Quant aux oreilles, elles volent au vent[12]. »
N’est-ce pas là la description précise d’une anamorphose[13] ? Décrite de façon différente de celle du chapitre IX du Faustroll de Jarry, certes, mais une anamorphose[14] tout de même. Rappelons ce passage du Faustroll au chapitre IX intitulé « Faustroll plus petit que Faustroll », dans lequel le Docteur, réduit à la taille d’un ciron, va explorer les gouttes d’eau sur une feuille de chou : « ce fut une boule, haute deux fois comme lui, à travers la transparence de laquelle les parois de l’univers lui parurent faites gigantesques et sa propre image, obscurément reflétée par le tain des feuilles, haussée à la stature
qu’il avait quittée. Il heurta la sphère d’un coup léger, comme on frappe à une porte : l’œil désorbité de malléable verre “s’accommoda” comme un œil vivant, se fit presbyte, se rallongea selon son diamètre horizontal jusqu’à l’ovoïde myopie, repoussa en cette élastique inertie Faustroll et refut sphère. Et plus loin « chacune [des sphères] entraînant sous soi l’image du point tangent de l’univers qu’elle déformait selon la projection de la sphère et dont elle agrandissait le fabuleux centre Je vois dans ces deux descriptions le même souci d’exactitude scientifique.

D’autant plus que juste avant cette vision, Pierrot décrivait avec élégance des conchoïdes et des lemniscates[15] sur son auto tamponneuse. Les conchoïdes sont justement des anamorphoses. Une anamorphose est la transformation qui, pour un observateur donné, situé à distance finie ou infinie, fait correspondre à un objet l'objet dont il est l'image virtuelle dans un système optique —une bille de flipper en acier par exemple —. Cette transformation est précisément, d’ailleurs, le travail de l’auteur dans ce roman, mais ne nous dispersons pas.


Alice Faye, une possible incarnation d'Yvonne
Quand Pierrot regarde Yvonne, intervient un autre procédé optique, cher à l’auteur, le cinématographe : « Quand je vous regarde, [lui dit-il] je me crois au cinéma. Vous avez l’air descendue de l’écran [16]. » Yvonne est une belle image de cinéma. Elle n’a même pas besoin d’être à ses côtés pour qu’il se la représente : « Quelques fusées sentimentales (le souvenir d’Yvonne) montaient au plus haut pour retomber ensuite en pluies d’étincelles. Un projecteur poétique, enfin, balayait parfois ce ciel de son pinceau métaphorique, et Pierrot, voyant la scène qui se présentait à lui, se disait : on se croirait au cinéma[17]. » Plus tard c’est « Un rayon, venu, fatigué par une course millénaire, d’une étoile de première grandeur, [qui] éclaira péniblement le bout du nez [d’]Yvonne[18] »
L’œil corrigé de Pierrot a semble-t-il également un pouvoir de mise en abyme : ce n’est pas pour rien qu’il est en effet champion au Coney Island, une « machine à billes » dit Queneau, en fait un billard électrique de type pinball[19]. Or Coney Island, c’est justement le lieu où ouvrit le premier Luna Park[20] en 1903. Jouant devant ce Luna-park imaginaire, Pierrot gagne toujours, alors qu’on pourrait vulgairement penser qu’il rate tout dans l’Uni-Park. Il n’y a qu’une différence de voyelles entre l’Uni et Luna.

Le regard de Pierrot « lui fait [aussi] voir un univers différent à la place du traditionnel[21] » selon les mots de Jarry. Il voit par exemple une chapelle poldève que d’autres ne remarqueront jamais alors qu’ils passent devant tous les jours. On dirait même qu’il ne vit pas dans le même univers que les autres personnages. Évidemment, il est dans la lune ! On lui a d’ailleurs souvent dit « qu’il avait des analogies avec la lune[22] ». Ce qui ne veut pas dire qu’il est con. Mais au contraire, comme la Lune, Pierrot réfléchit. Car la Lune ne fait que réfléchir, pas seulement la lumière du Soleil, celle de la Terre aussi. La surface de la Lune agit alors comme un miroir géant, nous disent les astronomes[23]. Aussi, quand Pierrot regarde une scène de pêche sur les bords de Seine[24] il ne réfléchit pas à cette scène, il réfléchit en lui cette scène. Je cite : « C’est […] tandis qu’il réfléchissait en lui cette image allégorique, que Pierrot revint à considérer de nouveau l’éclair qui l’avait frappé quelque temps auparavant, à savoir qu’il était temps qu’il se démerde pour casser sa croûte. »

Et Pierrot réfléchit en lui toutes choses de façon égale. « Quand il ouvre les yeux, tout est pareil[25] » est-il écrit au chapitre III. Quand il regarde, par la fenêtre de Mounnezergues, les ruines carbonisées de l’Uni-Park, il trouve ce spectacle « presque aussi agréable à regarder [qu’avant][26] ». Pierrot pose un même regard sur les choses, visibles ou invisibles, et sur les êtres : animaux, mannequins de cire ou humains. 

Détail du musée de cire du Luna Park de Coney Island

Quand il parle à la statue de cire, image en 3D de son ami Mounnezergues, c’est le vrai Mounnezergues qu’il voit. Rajeuni et muet, certes, mais quelle différence ? Il est aussi satisfait d’avoir parlé quelques minutes avec ce mannequin qu’avec Mounnezergues lui-même. De même, il voit Mésange et Pistolet non comme des animaux mais comme vous et moi, pour lui c’est la même chose. (Pour le lecteur aussi, du coup).

Son regard est à la fois lucide, impavide, comme détaché de son objet, tout en restant toujours positif. Rien ne vient le troubler : il ne s’arrête pas là où s’arrête celui des philosophes, ni à de quelconques fantasmes, (les craintes qui obnubilent Pradonet, le mystère sur lequel se focalise Crouïa Bey, les visions enflammées de Psermis), ni au futur ou au passé auquel prétendent les voyantes, mais simplement et honnêtement, on pourrait presque dire naïvement, mais au sens où le regard scientifique est naïf, il examine ce qui se présente à ses yeux et s’en étonne positivement.
Au chapitre VII, quand Pierrot conduit sa camionnette sur la route « il se [voit] constamment dépassé sans haine ni envie[27], et jubil[e] silencieusement de tout ce qui lui paraissait sympathique se présentant à sa vue »

Bref on pourrait dire de Pierrot ce que le docteur Sandomir (dont comme chacun sait l’anagramme est admirons) dit du Pataphysicien : « Nul n’est plus positif que [lui] : déterminé à tout placer sur le même plan, il est prêt à tout accueillir et cueillir avec la même avenance. […] L’hostilité ne l’effleure même pas. Il n’a rien contre ce que le vulgaire appelle délire ou insanité, ni contre ce que les habiles traitent de sottise. Il y voit strictement autant qu’en l’habileté ou en la sagesse[28] […] »

Le lecteur un peu au fait de la Science, le lecteur qui ouvre l’œil, ne s’étonne donc pas de voir au chapitre VII Pierrot s’embarquer, à l’instar de Faustroll sur son as ou son arche, pour une navigation épigéenne avec sa cargaison d’animaux. Il est accompagné dans ce périple par un sanglier et un singe, — qui plus est (ha ha) vraisemblablement un cynocéphale papion comme le suggère cette phrase de l’épilogue[29] :
On y voyait parfois courir des cynocéphales papions ; Pierrot se souvint de son ami Mésange.
Ce singe, Mésange, est d’ailleurs aussi lubrique que le Bosse de Nage  du Faustroll : il essaiera de violer Yvonne. Il essaiera aussi d’enlever ses lunettes à Pierrot. Car il ne supporte pas, justement, que Pierrot porte des lunettes[30].

Les armes des princes poldèves :
De sable à l'orle de huit
larmes d'argent
Ce lecteur perspicace ou extravoyant ne s’étonnera pas non plus de voir Pierrot rire à la fin du roman. D’un rire radicalement opposé à celui du Palace de la Rigolade du début — mais qui boucle la boucle, comme dans d’autres œuvres du Transcendant Satrape —. Ce rire unique pourrait pourtant surprendre un lecteur myope mal corrigé, car il ne voit pas pourquoi il se manifeste. Le pauvre garçon n’a vraiment aucune des raisons vulgaires de se marrer ! Il vient en effet de perdre un héritage, de revoir un ami quasi mourant[31], de rencontrer l’amour de sa vie mariée avec un autre, il est tout seul, alors pourquoi rit-il, Pierrot, au coin de la rue des larmes, « après un dernier regard sur les poubelles » de cette histoire dont l’intrigue n’a pas été résolue ?

« Il voyait le roman que cela aurait pu faire, un roman policier avec un crime, un coupable et un détective, et les engrènements voulus entre les aspérités de la démonstration, et il voyait le roman que cela avait fait, un roman si dépouillé d’artifice qu’il n’était point possible de savoir s’il y avait une énigme à résoudre[32] » écrit le narrateur dans l’Épilogue.

Peut-être en effet Pierrot voit-il, avec ce « dernier regard » à travers ses lunettes pataphysiques, que toutes les solutions de l’intrigue sont également possibles, également plausibles, et que l’idée de vérité, recherchée par les philosophes du début, n’est que la plus imaginaire de toutes les solutions ? Je crois aussi que Pierrot rit parce qu’il voit en toute lucidité qu’il n’est lui-même que le reflet — un tantinet déformé par anamorphose — de son propre auteur.

EC.


[1] Chapitre I, page 12. (Toutes les notes se réfèrent à l’édition de poche Folio 1987 de Pierrot mon ami)
[2] Chapitre II, page37.
[3] « Patron de » est une anagramme de Pradonet.
[4] Chapitre III, page 61.

[5] Chapitre IV, page 95.

[6] Chapitre I, page 9.

[7] Chapitre II, page 40.

[8] Chapitre VI, page 137.
[9] Chapitre IV, page 85.
[10] On aurait pu aussi parler du regard du prince Voudzoï « aux yeux trop bistrés », reflété en Voussois alias Jojo Mouilleminche. Voussois c’est Voussoie (du verbe voussoyer qui veut dire vouvoyer : vous voyez ?) Voussois vous voit.
[11]  C’est moi qui souligne.
[12] Chapitre I, page 29
[13] Les objectifs très grand angle (21 mm et en deçà dans le format 24 × 36) donnent des images très typées dans lesquelles les personnages situés en périphérie de l'image paraissent allongés vers l'extérieur de la photo, alors qu'au centre, les proportions largeur/hauteur sont normales. […] En étant très près du sujet, l'objectif grand angle photographiera de face les objets situés au centre de la photo, mais de profil ceux (en relief) situés en périphérie. Mais lorsqu'on regarde la photo, sous un angle plus fermé qu'à la prise de vue, on s'attend à ce que tous les objets de la photo aient été photographiés de face. (Wikipédia)
[14] Spécialité d’un autre Piero, avec un seul r et sans t. Piero della Francesca.
[15] Chapitre I, page 28. On notera cependant qu’il ne décrit pas d’ellipse.
[16] Chapitre IV, page 71.
[17] Chapitre VII, page 167.
[18] Chapitre VII, page181.
[19] Les premiers jeux apparus dans les années 1930 n'avaient pas de flipper : après l'envoi de la bille, celle-ci descendait simplement sur le plateau, sa trajectoire étant dirigée par les petits clous (ou « pins », d'où le nom pinball en anglais) vers des zones attribuant un certain nombre de points. Au milieu des années 1940 les premiers flippers mécaniques apparurent et au début des années 1950 la configuration familière à deux flippers était devenue standard.
[20] Sa plus grande attraction était l’airspace appelé Luna Travel ou Traveling to the Moon, qui avait donné son nom à l’ensemble du parc d’attractions.
[21] Alfred Jarry, Gestes et opinions du Dr Faustroll, pataphysicien, chapitre 8.
[22] Chapitre I, page 23.
[23] Cf. Michael Sterzik (ESO), dans Nature du 1er mars 2012. «Le Soleil éclaire la Terre et cette lumière se réfléchit sur la surface de la Lune. La surface de la Lune agit alors comme un miroir géant et nous renvoie la lumière de la Terre – et c'est ce que nous avons observé avec le Very Large Telescope
[24] Chapitre VI, page 149.
[25] Chapitre III, page 57.
[26] Chapitre VI, page 153
[27]  C’est moi qui souligne.
[28] Testament du Docteur Sandomir, Collège de ’Pataphysique, p. 139.
[29] Page 217.
[30] Chapitre VIII, page 194.
[31] La mort de l’idée comme un œillet, l’idée de la mort comme une œillade (Torma).

[32] Épilogue, pages 211-212.