06 novembre 2015

Une lune dans le Beffroy

Intervention au Colloque des Invalides du 6 novembre 2015
sur le thème « Oubliettes et revenants »

« kinkina boursouflail peintrail vanitail, souperbouss médiocritail ! », déclare l’homme de la Lune au Cousin Jacques devant les toiles du salon de peinture de 1787[1]. Ce dernier, qui connaît la langue pour avoir fait au moins trois cent soixante sept fois le voyage vers cet astre, traduit pour ses lecteurs : «c’est donc ici que se rassemblent tous les chefs d’œuvres de l’art ?».

Extrait du Cousin Jacques hors du sallon
Procédé classique : l’utopie, l’uchronie, l’humour, permettent de faire passer plus agréablement la pilule de la critique de mœurs. Ainsi notre auteur, sorte de blogueur prérévolutionnaire, publie-t-il dès 1785 une sorte d’almanach, intitulé Les Lunes du cousin Jacques, dont Montgolfier fut le premier abonné. Les Lunes sont suivies jusqu'en 1791 par Le Courrier des planètes et Les Nouvelles Lunes. Dans ces journaux, il donne libre cours à sa fantaisie, accumulant poèmes, plaisanteries, charades, logogriphes, potins, romances et nouvelles. 

Titre du premier numéro des Lunes, et
extraits de numéros suivants
Fantaisie, ou plutôt sérieux pataphysique, lorsqu'il propose une solution imaginaire pour résoudre les problèmes urbanistiques de Paris : c’est une ville nouvelle, construite au dessus de la vieille sur une plateforme, mais pour éviter les conflits, «peuplée uniquement de gens paisibles & honnêtes, sans égoïsme, sans envie, sans effervescence, sans ambition» ce qui exclut évidemment les médecins et fait donc qu’on y meurt moins. 

Ou alors quand il décrit cet enfant de Manheim qui «a le derrière conformé de la manière la plus bizarre et la plus extraordinaire» car «chacune de ses fesses […] est réellement un visage» dont les bouches «ne laissent pas de parler ensemble». Il précise, détail qui tue, que «la fesse droite paraît plus philosophe que la fesse gauche». Le problème, c’est que l’enfant ne peut pas s’asseoir.

Extrait du poème « maman fille»
Ce plagiaire par anticipation publie un poème de plus de trois-cents vers rimant en alternance sur les deux mots maman et fille ; fait une utilisation quasi oulipienne des points de suspension ; transcrit dans les dialogues de Turlututu, empereur de l’Isle verte, le patois de sa Picardie natale[2] d’une façon qui fait irrésistiblement penser au Paysan des Exercices de Style[3] de Raymond Queneau ; et maîtrise parfaitement le latin macaronique, comme le prouve cette fausse attestation d’un «curé flamand». «Ego Curatus & Prêtrus sanctæ Ecclesiæ Romanæ, […] post habere factum lecturam Ouvragi intitulati : Turlututu, ou la Science du Bonheur, compositi per Cousin Jacquum, nihil trouvari in isto Libro quod esset oppositum bonis moribus, Religioni Catholicæ & Gubernamento […]. Signatus, P. Baptista Vandeer-Pouff du Trognon, Prêtrus-Curatus[4]

Ses préfaces, dédicaces et autres péritextes, fourmillent de trouvailles onomastiques, tel Messire Ives de Kerkorkurkailadek Kakabek, seigneur de Konkalek Kikonikar, censé avoir écrit les notes d’une de ses œuvres[5].

Un refrain du Cousin Jacques
Ces plaisanteries ne sont pas du goût de tous, et le Cousin Jacques, qui se qualifiait lui-même d’auteur de mauvais genre, n’est pas vraiment apprécié par ses pairs. La Correspondance de Grimm et de Diderot le traite même de «lunatique», autant dire timbré !

Mais c’était avant son premier gros succès populaire en 1786 avec Les Ailes de l’Amour, une comédie dont les airs de vaudeville, qu’il compose lui-même, deviennent de vrais tubes qu’on fredonne dans la rue. Les produits dérivés (poufs, bonnets et gobelets) se vendent comme des petits pains. 


Bastille du patriote Palloy — 1790.
Musée de Coutances.
Cette popularité, et son engagement en faveur de la révolution, le désignent pour écrire un Précis exact de la prise de la Bastille, qui fait encore référence aujourd’hui. Il y travaille extrêmement sérieusement, recueillant divers témoignages et croisant ses sources. L’article est tiré à cinquante six mille exemplaires.

Son plus grand succès est une pièce de théâtre, Nicodème dans la Lune, représentée plus de quatre cent fois de suite. Elle fait la fortune du théâtre mais ne lui rapporte que mille six-cents livres. Son héros arrive dans la Lune à bord de la Galiote du firmament. Là haut, une révolution est aussi en cours mais celle-là est pacifique...

La Galiote du Firmament
N’a-t-il pas l’air gentil, le Cousin Jacques ? Ce doux rêveur, naïf et voltairien, était un Picard de petite noblesse, Louis-Abel Beffroy de Reigny, qui, fort de ses études à Louis-le-Grand — en compagnie de Robespierre et Camille Desmoulins — et riche de quelques années d’enseignement, ne demandait qu’à vivre de sa plume, qu’il avait alerte et gaie.

Louis-Abel Beffroy de Reigny,
dit Le Cousin Jacques.
Mais la Terreur en décide autrement, le voilà ruiné, triste, rempli de sombres pressentiments et hanté par la guillotine. Il publie La Constitution de la Lune, rêve politique et moral, ainsi que le Testament d’un électeur, pas drôles du tout, et ne doit qu’à son frère député de ne pas être arrêté par le «comité de sûreté générale».

Il meurt oublié, l’est encore aujourd’hui. Puissent les cinq minutes des Invalides redonner un peu de vie au Cousin Jacques, qui avait une lune dans le Beffroy. 


E. C.

[1] Le Cousin Jacques hors du Sallon, folie sans conséquence, à l’occasion des tableaux exposés au Louvre en 1787. 
[2] Le comique de Turlututu, empereur de l’Isle verte, sa pièce la plus achevée,  vient notamment du contraste entre les registres de langage paysan et noble. 
[3] À cause de l’utilisation à la première personne de la forme verbale plurielle avec un sujet singulier : comparer « j’avions pas de ptits bouts de papiers avec un numéro dssus, mais jsommes tout dmême monté dans steu carriole » avec « J'étions ben tranquille, dieu marci ! dans not' moulin; et pis v'là q'tout d'un coup, comme je r'venions du marché, à califourchon su' ma bourrique, qu'un tas d'monde m'entoure et pis me r'luque, comme eune bête curieuse; et pis, v'là qu'après m'avoir salué comme une r'lique, i' m'faisont monter su' la charrette que v'là » 
[4] Cité par les remarquables éditions Plein Chant, sur leur site web. 
http://www.pleinchant.fr/marginalia/bfevrier/cousinjacques/1cureflamand.html 
[5] Les Petites Maisons du Parnasse (1783-1784)

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