24 octobre 2014

Le Cornet et les femmes



Cette présentation a été faite lors du XVIIIe colloque des Invalides, le 24 octobre 2014,
au Centre culturel canadien, rue de Constantine à Paris.


La seconde partie du XIXe siècle voit le début du travail féminin : les figures de la dactylo, de l’infirmière, de l’institutrice, de la demoiselle de magasin ou de celle des postes apparaissent peu à peu à côté de celle de l’ouvrière.



En 1906, les femmes forment déjà 38 % de la population active. Marie Curie enseigne à la Sorbonne. La guerre de 14 ne fera ensuite qu’amplifier le phénomène. L’identité masculine bourgeoise, bousculée, trouve alors un refuge dans l’amitié virile… c’est du moins ainsi qu’on pourrait interpréter la création du Cornet.

Fondé par les Montmartrois Georges Courteline, Paul Delmet, Bertrand Millanvoye et Albert Michaut en 1896, le Cornet est l’une des 500 goguettes (sociétés artistiques et littéraires) de la capitale, où fleurit cette vogue. Mais c’est une goguette de notables. Contrairement à la plupart des goguettes modestes, les femmes n’y sont en effet pas admises, sinon comme invitées si elles sont chanteuses, comédiennes, ou… strip-teaseuses. 



On chante et on boit au Cornet, comme dans toutes les goguettes. On y tire une loterie de charité, on déclame, on se soutient moralement. On mange, entre amis poètes, auteurs dramatiques, musiciens, médecins, chansonniers, commissaires de police, graphistes. 

Menu de M. Neumont pour le Cornet

On tire les dés pour désigner le prochain président du dîner mensuel. Et surtout, l’on cause de femmes et l’on dessine des femmes. 


Les nombreux peintres, illustrateurs ou caricaturistes qui font partie du Cornet rivalisent d’imagination pour réaliser les menus qui ont fait la réputation de la goguette. Les femmes y figurent, plus ou moins nues et dans des positions scabreuses.


Parmi les plus talentueux des auteurs de ces fameux menus, figurent Maurice Neumont qui en a réalisé cinquante-six, et Jules Grün dont voici un menu,


et un autre :

Enfin seule ! mon mari est au Cornet.

Après la guerre de 14, les cornettistes finiront par admettre dans leurs statuts la présence des dames… une fois tous les trois mois ! Mais ils continueront, imperturbables, à perpétuer l’ordre établi qui range d’un côté les respectables et de l’autre les respectueuses.

Aux premières, on adresse les madrigaux les plus mièvres, les plus sucrés et les plus fleuris, comme ceux d’Antoine Paul Taravel (alias Xavier Privas),

« Les fleurs, ô mon amie, ont de petites âmes
Faites d'un idéal parfum de volupté
Qui vivent en triomphe et meurent en beauté
Sur les seins en émoi des blondes jeunes femmes »
tandis qu’on fête les secondes par des illustrations lestes, des chansons grivoises ou des célébrations débridées.




« Extasiés, tous les membres du Cornet étaient tendus vers cette vision de rêve,
et les yeux sortaient de l'orbite. »


Cependant, parmi les cornettistes, les policiers et les médecins sont, par leur profession, plus au fait des réalités quotidiennes des femmes, même s’ils se montrent parfois d’une naïveté désarmante. C’est le cas du bon docteur Laborde, qui donnera son nom à une célèbre tétine, du docteur Pierre Robin, stomatologue et promoteur de la tétée orthostatique, 



du docteur Étienne Albert-Weil, auteur du courant continu en gynécologie, qui « soignait les vierges folles à Saint-Lazare » avant d’inventer une méthode de traitement de l’hypertrichose entraînant la « disparition des femmes à barbes »,


et du docteur Foveau de Courmelles, illustre électrothérapeute, inventeur du curetage électrique, immortel auteur de La vaginite et son traitement

 


Zoomons sur ce dernier : inquiet du sort des demoiselles de magasin dont il constate hélas, en tant que gynécologue, les affections vaginales diverses, il les attribue non à leur inconduite mais à leur profession :


en effet écrit-il, la station verticale prolongée entraîne chez elles « la pesanteur des organes », laquelle provoque la « béance de la cavité vaginale », « qui s’entrouvre et laisse passer l’air, avec ses poussières et ses germes. » Le traitement est évident : c’est « la suppression de l’inutile labeur féminin. »


Mais c’est à Charles Péchard, commissaire de police comme Albert Michaut, que les femmes doivent le plus. 




En effet l’auteur des Scélératesses licites, traité de friponnerie à l'usage des honnêtes gens, des Zigzags de l’amour et des Jeux de l’amour et de la police, publie à leur intention une méthode de jiu-jitsu illustrée, dans un but de self defense.
Elle démontre, au moyen de plusieurs photographies éloquentes, que le corset, la robe longue et les fanfreluches n’empêchent ni la détermination ni les coups de genou dans les joyeuses.




On comprend, dans ces conditions, qu’il ait fallu interdire le Cornet aux dames.



1 commentaire:

  1. J'aime beaucoup ce texte, non seulement pour la façon ironique et élégante de nous plonger dans un monde révolu avec l'esprit du présent, mais aussi pour le travail sur les divers personnages qui donnèrent au Cornet sa renommée et sa gloire. Un "club" réservé aux hommes n'était pas une exception à l'époque. Et pourtant, ces hommes-là se distinguaient pour leur vision, utilisation ou mortification de la femme. Dans ce lieu exclusif et interdit aux femmes on ne parlait que de femmes, tandis qu'au-dehors, dans la grande capitale européenne à l'avant-garde de la science, de l'art et de la mode, quelques habitués du Cornet se tracassaient la tête pour inventer au jour le jour de nouvelles tortures contre les femmes mêmes. Compliments sincères !

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