13 novembre 2014

Il a tout du félin, fait l'autre

Photo prise par une passante à Montévrain, près de Paris, sur laquelle on distingue un tigre en liberté, le 13 novembre 2014
Le supposé tigre
pris en photo par une automobiliste
Sur une chaîne d’infos pendant notre repas, il est question d’un tigre se baladant en liberté en Seine et Marne.
— « Un tigre !! » dis-je à M. qui ne regardait pas, « ils ont vu un tigre en Seine et Marne et en liberté !!! »
— « Pff… » soupire M. en haussant les épaules. « Le réchauffement climatique… »

24 octobre 2014

Le Cornet et les femmes



Cette présentation a été faite lors du XVIIIe colloque des Invalides, le 24 octobre 2014,
au Centre culturel canadien, rue de Constantine à Paris.


La seconde partie du XIXe siècle voit le début du travail féminin : les figures de la dactylo, de l’infirmière, de l’institutrice, de la demoiselle de magasin ou de celle des postes apparaissent peu à peu à côté de celle de l’ouvrière.



En 1906, les femmes forment déjà 38 % de la population active. Marie Curie enseigne à la Sorbonne. La guerre de 14 ne fera ensuite qu’amplifier le phénomène. L’identité masculine bourgeoise, bousculée, trouve alors un refuge dans l’amitié virile… c’est du moins ainsi qu’on pourrait interpréter la création du Cornet.

Fondé par les Montmartrois Georges Courteline, Paul Delmet, Bertrand Millanvoye et Albert Michaut en 1896, le Cornet est l’une des 500 goguettes (sociétés artistiques et littéraires) de la capitale, où fleurit cette vogue. Mais c’est une goguette de notables. Contrairement à la plupart des goguettes modestes, les femmes n’y sont en effet pas admises, sinon comme invitées si elles sont chanteuses, comédiennes, ou… strip-teaseuses. 



On chante et on boit au Cornet, comme dans toutes les goguettes. On y tire une loterie de charité, on déclame, on se soutient moralement. On mange, entre amis poètes, auteurs dramatiques, musiciens, médecins, chansonniers, commissaires de police, graphistes. 

Menu de M. Neumont pour le Cornet

On tire les dés pour désigner le prochain président du dîner mensuel. Et surtout, l’on cause de femmes et l’on dessine des femmes. 


Les nombreux peintres, illustrateurs ou caricaturistes qui font partie du Cornet rivalisent d’imagination pour réaliser les menus qui ont fait la réputation de la goguette. Les femmes y figurent, plus ou moins nues et dans des positions scabreuses.


Parmi les plus talentueux des auteurs de ces fameux menus, figurent Maurice Neumont qui en a réalisé cinquante-six, et Jules Grün dont voici un menu,


et un autre :

Enfin seule ! mon mari est au Cornet.

Après la guerre de 14, les cornettistes finiront par admettre dans leurs statuts la présence des dames… une fois tous les trois mois ! Mais ils continueront, imperturbables, à perpétuer l’ordre établi qui range d’un côté les respectables et de l’autre les respectueuses.

Aux premières, on adresse les madrigaux les plus mièvres, les plus sucrés et les plus fleuris, comme ceux d’Antoine Paul Taravel (alias Xavier Privas),

« Les fleurs, ô mon amie, ont de petites âmes
Faites d'un idéal parfum de volupté
Qui vivent en triomphe et meurent en beauté
Sur les seins en émoi des blondes jeunes femmes »
tandis qu’on fête les secondes par des illustrations lestes, des chansons grivoises ou des célébrations débridées.




« Extasiés, tous les membres du Cornet étaient tendus vers cette vision de rêve,
et les yeux sortaient de l'orbite. »


Cependant, parmi les cornettistes, les policiers et les médecins sont, par leur profession, plus au fait des réalités quotidiennes des femmes, même s’ils se montrent parfois d’une naïveté désarmante. C’est le cas du bon docteur Laborde, qui donnera son nom à une célèbre tétine, du docteur Pierre Robin, stomatologue et promoteur de la tétée orthostatique, 



du docteur Étienne Albert-Weil, auteur du courant continu en gynécologie, qui « soignait les vierges folles à Saint-Lazare » avant d’inventer une méthode de traitement de l’hypertrichose entraînant la « disparition des femmes à barbes »,


et du docteur Foveau de Courmelles, illustre électrothérapeute, inventeur du curetage électrique, immortel auteur de La vaginite et son traitement

 


Zoomons sur ce dernier : inquiet du sort des demoiselles de magasin dont il constate hélas, en tant que gynécologue, les affections vaginales diverses, il les attribue non à leur inconduite mais à leur profession :


en effet écrit-il, la station verticale prolongée entraîne chez elles « la pesanteur des organes », laquelle provoque la « béance de la cavité vaginale », « qui s’entrouvre et laisse passer l’air, avec ses poussières et ses germes. » Le traitement est évident : c’est « la suppression de l’inutile labeur féminin. »


Mais c’est à Charles Péchard, commissaire de police comme Albert Michaut, que les femmes doivent le plus. 




En effet l’auteur des Scélératesses licites, traité de friponnerie à l'usage des honnêtes gens, des Zigzags de l’amour et des Jeux de l’amour et de la police, publie à leur intention une méthode de jiu-jitsu illustrée, dans un but de self defense.
Elle démontre, au moyen de plusieurs photographies éloquentes, que le corset, la robe longue et les fanfreluches n’empêchent ni la détermination ni les coups de genou dans les joyeuses.




On comprend, dans ces conditions, qu’il ait fallu interdire le Cornet aux dames.



06 juin 2014

Débarquez-le !

M. a écouté la radio pendant que j’étais chez le coiffeur et me raconte. Le journaliste explique la présence de Poutine aux fêtes de commémoration du Débarquement : certes il n’était pas là mais son pays a joué un grand rôle dans toute cette histoire. 
Puis on passe à Merkel. 
«Il aurait pu dire la même chose», me dit M. «Elle n’était pas là, mais son pays a joué un grand rôle dans toute cette histoire.»

21 mai 2014

L'Hôtel particulier de monsieur Calvet

La tombe de Claude-Alexandre Calvet
Le marbre blanc, fraîchement nettoyé, réfléchissait la lumière de cette belle journée de mai, c'est la raison pour laquelle j'ai dû photographier cette croix, certes ouvragée, mais d'un intérêt limité, une croix que je n'aurais jamais remarquée un jour de pluie comme aujourd'hui où elle se serait fondue dans la grisaille. Par acquit de conscience, avant de la mettre à la poubelle en triant mes photos de cimetières, j'ai gouguélisé le nom de Claude-Alexandre Calvet qui s'y trouve gravé entre deux autres, et c'est là que j'ai senti le virus des lecteurs de tombes se réactiver.
Claude-Alexandre-Marie Calvet, né le 25 septembre 1835 à Avignon, était un entrepreneur, un industriel spécialisé dans les fournitures réglementaires pour l'armée : sans doute pantalon garance, capotes bleu horizon, casques, sacs, chaussures, peut-être bidons et gamelles. Ce n'était vraisemblablement pas un marchand de canons, car il était président de la Chambre syndicale des fabricants d'équipements militaires, qui ne comprend apparemment pas les armes. 
Avait-il quelque lien de parenté avec Esprit Calvet, le médecin fondateur du musée Calvet à Avignon ? Cela se pourrait, car il était, comme cet illustre médecin, un collectionneur passionné. À cette différence près que lui collectionnait... les porcelaines et les faïences !
La Grande Guerre, si elle ne fit pas les affaires de tout le monde, vint à point pour faire les siennes et l'aider à satisfaire cette innocente passion, pour laquelle il était connu dans le milieu des amateurs. Il était par ailleurs membre de la Société historique du VIe arrondissement de Paris, fondée en 1898.

L'hôtel de Chambon, aujourd'hui à vendre
Ce ne sont pas les faïences et les porcelaines qui m'ont fait retenir l'histoire de Claude-Alexandre Calvet parmi mes lectures de tombes, mais une autre acquisition, immobilière celle-là : est-ce avec l'argent gagné à habiller les poilus que notre industriel put racheter à l'imprimeur Jean-Baptiste-Victor Le Normant le bel Hôtel de Chambon, 95 rue du Cherche-Midi, qu'il habitait à Paris ? Construit en 1805 ou en 1820 par Davia pour le baron d'empire Chambon, cet hôtel particulier de style napoléonien a récemment défrayé la chronique, son propriétaire actuel étant un «collectionneur» d'un autre genre ! 


Gérard Depardieu
Gérard Depardieu collectionne en effet les récompenses cinématographiques, les condamnations pour conduite en état d'ivresse, les bonnes bouteilles et les scandales divers dont le dernier, qui est le navet dans lequel il joue un DSK obèse. Lorsqu'il prit en 2012 la décision provocatrice de quitter la France pour s'installer en Belgique, puis en Russie, il mit en vente cette superbe résidence de 1800 m2 habitables, achetée comptant 25 millions de francs en 1994, et qu'il avait entièrement rénovée. Puis le bruit courut, initié par l'agence Tass, qu'il allait plutôt en faire don à l'Union des cinéastes de la Fédération de Russie. Mais lorsqu'on consulte le site de l'agence immobilière de luxe Daniel Féau, on constate que le bien est toujours à vendre.

Si cela vous intéresse, sachez que Depardieu en demande... 50 millions d'euros !

19 mai 2014

Le cerveau d'Auguste Coudereau

La tombe d'Auguste Coudereau
Dans la XIXe section du cimetière du Montparnasse, à laquelle on accède directement, quand on vient de Raspail, en prenant la première porte à droite dans la rue Émile Richard, on repère, à son médaillon de bronze représentant la tête d’un beau barbu, la sépulture où repose le docteur Auguste Coudereau, 1832-1882.
Sans sa tête, cependant.
Sans sa tête ?
Parfaitement, sans sa tête, car ce « docteur en médecine, philosophe matérialiste et fondateur de la Société d’autopsie mutuelle » en avait fait don à ladite société, qu’il avait fondée en compagnie de dix-neuf autres éminents membres de la Société d’anthropologie de Paris. Parmi eux un certain Dr Bertillon, qui n’est pas le fameux Alphonse, inventeur de l’anthropométrie judiciaire, mais son père Louis-Adolphe, médecin et statisticien, inventeur de la démographie.

Il fallait avoir dans la Science une foi bien assurée, pour oser contrevenir aux rites d'inhumation hérités du catholicisme, affirmer de fait la non-existence de l'âme, et signer le testament prévu dans les statuts de la Société d’autopsie mutuelle :
« Je soussigné, désire et veux qu’après ma mort il soit procédé à mon autopsie, afin que la découverte des vices de conformation ou des maladies héréditaires à laquelle elle pourrait donner lieu puisse servir de guide dans l'emploi des moyens propres à en combattre le développement chez mes descendants. Je désire en outre que mon corps soit utilisé au profit de l'idée scientifique que j'ai poursuivie pendant ma vie. Dans ce but je lègue mon cadavre, et notamment mon cerveau et mon crâne, au laboratoire d'anthropologie, où il sera utilisé de la façon qui semblera convenable, sans que qui que ce soit puisse faire opposition à l'exécution de ces clauses, qui sont ma volonté expresse, spontanément exprimée ici. Les parties de mon cadavre qui ne seront pas utilisées seront inhumées de la façon suivante : ... »
 Le cerveau était à cette époque l'objet d'un intérêt particulier. Mais si Paul Broca, l'illustre fondateur de la Société d'anthropologie de Paris, avait présenté en 1861 devant les membres de cette Société sa découverte d'un centre de la parole, situé dans la troisième circonvolution du lobe frontal et toujours appelé « aire de Broca »,  les neuro-sciences étaient cependant loin d'avoir atteint le niveau où elles sont parvenues aujourd'hui.

Les questions qui agitaient le monde scientifique nous paraissent maintenant infantiles : le cerveau d'un « sauvage » est-il différent de celui d'un homme « civilisé » ? Pèse-t-il moins lourd ? A-t-il moins de circonvolutions ? Beaucoup le pensaient, dont Broca lui-même. Il est facile, pour un esprit moderne, de s'indigner de ces recherches qui tendaient à trouver des justifications au racisme.  Il  faut pourtant se placer dans le contexte de l'époque où la notion de race était admise par tout le monde, ce qui n'empêchait pas les débats passionnés entre des scientifiques avant tout à la recherche de la vérité.


Notre Auguste Coudereau, par exemple, prononça devant ses pairs de la Société d'anthropologie de Paris une conférence intitulée « Sur ce qu'on entend par la civilisation » et publiée dans les Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, II° Série, tome 2, 1867, pages 411 à 428. Il y critique le mot de « sauvage » opposé à celui d'homme « civilisé ».
Qu'est-ce que la civilisation? en quoi consiste-t-elle? L'homme existe-t-il quelque part à l'état sauvage ? y a-t-il même jamais existé? Les Grecs, jadis, appelaient barbares tout ce qui n'était pas Grec. On est aujourd'hui moins exclusif. Il me semble, cependant, que nous sommes encore un peu Grecs sous certains rapports. Quand nous faisons la distinction de peuples civilisés et de peuples sauvages, dans notre pensée le type des peuples civilisés, c'est nous, bien entendu. Nous n'allons pas jusqu'à refuser ce titre aux peuples qui offrent avec nous des traits nombreux de ressemblance ; mais nous appelons volontiers sauvages tous ceux dont les lois et les mœurs s'éloignent notablement des nôtres. 
Puis, après avoir rappelé que la Science ne se contente pas de termes vagues comme sauvage/civilisé, chaud/froid, mais veut des échelles, une mesure rigoureuse, il rappelle qu'étymologiquement civilisé (de civis, et donc de coire, s'assembler) renvoie à société  alors que sauvage (qui vient de sylvus) renvoie à isolement, puis il poursuit :
Cet état [d'isolement] existe-t-il, a-t-il jamais existé pour l'homme ? Je n'hésite pas à répondre : Non ! Au-dessous de l'homme, nous trouvons, en descendant d'un degré l'échelle zoologique, le singe. [...] Or, les singes vivent en sociétés. [...] Je crois la civilisation bien antérieure à l'existence de l'homme.
Auguste Coudereau
Les propos d'Auguste Coudereau deviennent subversifs :
Au point de vue de la civilisation comme au point de vue de l'intelligence, toute ligne de démarcation qu'on essayerait de tracer entre l'homme et l'animal serait éminemment arbitraire; L'homme n'est que le mieux doué, le plus civilisable des animaux, sinon toujours le plus civilisé. [...] Le besoin, c'est le véritable, le seul mobile qui pousse au progrès. C'est lui le vrai, le seul créateur des sciences, des arts, de l'industrie. 
et même très subversifs lorsqu'il se met à critiquer l'idée selon laquelle le « besoin » serait l'ennemi de l'humanité :
C'est sous l'influence d'une telle doctrine que la civilisation a rétrogradé au moyen âge, grâce aux enseignements du catholicisme et que, protégée par l'inquisition, l'industrie des bûchers fit de si navrants progrès.  
Auguste Coudereau meurt jeune, à 50 ans à peine, et selon ses dernières volontés son cerveau sera prélevé et examiné sous toutes les coutures, mais il ne révélera rien quant à la source de son génie... De manière générale les observations purement céphalométriques des cerveaux de savants, comparées à celles de cerveaux de « déshérités » ou de primitifs, s'avèrent très décevantes et ne donnent pas les résultats escomptés.

Mais la Science poursuit sa marche. Depuis que le séquençage du génome humain nous a appris que les hommes possèdent 99,9 % de gènes en commun, il est devenu impossible de s'arrêter aux différences visibles. Le docteur Auguste Coudereau se serait certainement réjoui de ce progrès.

03 mai 2014

Les déboires de Janson de Sailly

Tombe d'Alexandre-Emmanuel Janson de Sailly
Au milieu des chapelles grisâtres de la vingt-neuvième division du cimetière Montmartre, cette stèle blanche et propre, émergeant d'un tapis de lierre et protégée par une grille ouvragée ne passe pas inaperçue. On y lit la simple inscription suivante : A.E.F. Janson de Sailly, avocat, décédé à Paris le 6 Xbre 1829. Plus bas, une plaque de marbre porte les mots « Le lycée Janson de Sailly reconnaissant ».

Janson de Sailly ! Un nom prestigieux pour un lycée qui s’enorgueillit d'avoir vu passer sur ses bancs un nombre respectable de personnalités parmi lesquelles les hommes politiques Edgar Faure, Maurice Schumann, Laurent Fabius, Robert Badinter, Valéry Giscard d'Estaing ou Lionel Jospin, les chefs d'entreprises Vincent Bolloré, Martin Bouygues, Didier Pineau-Valenciennes, Ernest-Antoine Seillière ou Jean-Luc Lagardère, les journalistes Léon Zitrone, Philippe Bouvard, Pierre Assouline ou Claude Perdriel, les chanteurs Richard Anthony ou Carla Bruni-Sarkozy, les acteurs Philippe Noiret ou Richard Berry, les écrivains Julien Green, René Crevel, Pierre Daninos, Michel Leiris, Roger Martin-du-Gard, Raymond Roussel, Germain Nouveau, Georges Steiner ou Henry de Montherlant, j'en passe et pas toujours des meilleurs. Sans parler des professeurs comme Maurice Clavel, Paul Guth ou... Stéphane Mallarmé himself, qui n'a pas gardé un bon souvenir de cette expérience, chahuté qu'il était par ses élèves indisciplinés.

Le lycée Janson de Sailly
Un nom prestigieux, donc, mais... qui n'était pas le sien !
Alexandre-Emmanuel-François Janson naît rue d'Antin, dans le 2e arrondissement de Paris, le 26 juin 1782. Son père Pierre Janson est un « bourgeois » ordinaire, sa mère Marie-Marguerite Nourtier est de plus modeste extraction. Le fiston fait des études de droit, devient avocat en 1806 et se montre assez brillant pour intéresser la fille, Marie-Jeanne-Joséphine, d'un ténor du barreau, Pierre-Nicolas Berryer, doyen des avocats de Paris, qui s'illustra comme défenseur des anti-Napoléoniens et plus tard du Maréchal Ney.

Janson, c'est un peu court, jeune homme, a sans doute pensé la fiancée dont le train de vie et les ambitions salonesques réclamaient un nom un peu moins terne. C'est donc elle qui fit ajouter « de Sailly » au patronyme de son époux, sans plus de droit ou de titre de noblesse que de vergogne, d'ailleurs. Il faut dire que dans ce changement de nom, elle ne faisait que suivre l'exemple de son père, qui était né Bichelberryer comme son grand-père originaire de... Sailly, pas loin de Metz et de Sarreguemines. 

Le village de Sailly-Achâtel
Après leur mariage le 18 mars 1809, les jeunes époux mènent une vie aisée : ils logent dans un hôtel particulier, possèdent une maison de campagne, et touchent l'argent d'un fermage en plus des honoraires d'Alexandre-Emmanuel. Mais ils ne sont pas heureux... Les avis divergent sur l'origine de la mésentente entre les Janson (de Sailly) : les uns pensent qu'il s'agit d'une vulgaire question d'argent, les autres prétendent que Madame avait la cuisse légère. Peut-être les deux à la fois. Plus prudent, Claude Colomer, professeur agrégé honoraire, docteur en histoire et historien du lycée, s'en tient strictement aux faits :
« très rapidement, écrit-il, une brouille éclate, qui, après l'échec d'une tentative de divorce par consentement mutuel en 1815, se solde, à la demande de Madame Janson, par une séparation de corps en 1821. Cette même année, le mari fait un testament dans lequel il récuse tous les legs antérieurs faits au profit de sa femme.»
 Bigre ! La radicalité de cette mesure en dit long sur le changement des sentiments de Janson envers sa femme. Seule une profonde humiliation peut provoquer ce genre de vengeance. 
« Elle a empoisonné pour toujours une existence qu'elle devait embellir, j'ai été abreuvé de toutes les amertumes », se plaint en effet le pauvre Alexandre-Emmanuel.
Évidemment, l'épouse ne va pas se laisser faire. Suivent des années de tracasseries que relate Claude Colomer :
« En 1828, ayant été entre-temps "abreuvé de toutes les amertumes, accablé des plus noires calomnies et condamné injustement par suite d'une intrigue odieuse", il révoque [les legs] qu'il avait faits dans les testaments antérieurs en faveur de tous ceux qui depuis l'ont "successivement tourmenté, abandonné et trahi" ».
Alexandre-Emmanuel lègue alors à un jeune protégé, Lucien Bellan, de quoi assurer ses études et donne tout le reste de sa fortune à l'Université, à condition qu'elle crée à Paris « une institution sous le nom de collège Janson ». Il meurt l'année suivante mais Marie-Jeanne-Joséphine, une fois veuve, ne lâche pas le morceau. Elle attaque le testament, réclame la déchéance de l'Université et voit ses demandes rejetées les unes après les autres. Mais il faudra attendre sa mort à elle, en 1876, soit une cinquantaine d'années plus tard, pour que l'Université puisse enfin vendre les biens hérités de Janson et en tire la coquette somme de 2.600.000 F, dont le président Mac-Mahon autorise l'usage par décret : le Collège Janson sera ainsi créé, sur les ruines d'un mariage raté !

02 mai 2014

Un panorama de Louis Dumoulin

Tombe de Louis-Jules Dumoulin,
au cimetière Montmartre

Une jolie tombe fleurie ornée d'une palette en bronze dans le cimetière Montmartre. C'est bien un peintre qui repose ici : Louis Dumoulin, 1860-1924, né de parents peintres et dont le grand-père était sculpteur, était l'élève du fameux Henri Gervex, dont la toile « Rolla », décrite par Huysmans qui avait bon goût, fit un beau scandale au Salon de 1878. Mais lui, Dumoulin, n'est pas connu pour ses nus ou ses scènes d'intérieur. Une œuvre lui reste attachée à jamais, plongeant hélas dans l'oubli ses nombreux paysages et ses tableaux « coloniaux », pour la plus grande joie d'ailleurs de quelques connaisseurs qui les collectionnent : c'est le Panorama de la bataille de Waterloo, qu'on peut toujours voir en Belgique sur le site de la bataille du même nom. L'œuvre est abritée dans une rotonde blanche de style néoclassique. Elle est inscrite depuis juillet 2008 sur la liste indicative de la Belgique à l'Unesco, comme exemple particulièrement significatif du phénomène des panoramas.


Un morceau du panorama de la bataille de Waterloo
par Louis Dumoulin


Il faut ici dire un mot de ces « panoramas », fresques grandioses exécutées en trompe l'œil, qui adoptaient une forme circulaire de manière à entourer les spectateurs, selon le procédé breveté en 1787 par un Anglais d'origine irlandaise, Robert Barker (1739-1806). Avec un peu d'imagination, les spectateurs en question pouvaient se croire au cœur même de la scène représentée. 

« Nouveau Panorama des Champs Élysées »

Les panoramas connurent une vogue incroyable au XIXe siècle, tenant le rôle que le cinéma allait bientôt jouer. Des bâtiments cylindriques furent spécialement construits pour les abriter, certains à deux étages, on s'y rendait en famille. L'entrée du spectacle était d'un franc et de cinquante centimes « pour les militaires et les enfants ». Deux de ces « tours » se trouvaient à l'entrée du passage des Panoramas, dans le 2e arrondissement de Paris, c'est à elles qu'il doit son nom.

Trois affiches pour des panoramas

Il fallait être un peintre vraiment habile pour exécuter de tels tableaux : le pionnier et le maître incontesté du genre avait été le peintre Pierre Prévost, détenteur en France du brevet de Barker. On lui doit dix-sept panoramas, les plus célèbres illustrant les vues de Rome, de Naples, d'Amsterdam, de Jérusalem, d'Athènes, ou la bataille de Wagram. Mais il eut plusieurs émules, comme Castellani, Poilpot, ou même Gervex en personne, avant son élève Dumoulin. Louis Daguerre, toujours malin, perfectionnera le système sous le nom de diorama, en y ajoutant des effets de lumière qui donnent encore plus de vie à la scène.

Le Piton de la Fournaise, île de la Réunion,
par Louis Dumoulin

Il serait toutefois dommage que la bataille de Waterloo, aussi bien exécutée qu'elle soit, éclipse le reste du travail de Dumoulin, qui fait partie de la catégorie des « peintres voyageurs ». Il exposait régulièrement au Salon ses toiles représentant des paysages d'Europe quand une mission au Japon vint rompre ce train-train. Il en rapportera des études très intéressantes, des croquis pris sur le vif comme cette fête à Kyoto.


Koi Nobiri (fête des garçons) à Kyoto

Il visite ensuite le Brésil, le Sénégal, la Russie, la Turquie, la Grèce, la Syrie, la Palestine, puis est nommé en 1891 peintre du ministère de la Marine et du ministère des Colonies. C'est lui qui organise l'Exposition Coloniale de Marseille en 1906 et fonde en 1908 la Société coloniale des artistes français, qui rivalise avec la Société des peintres orientalistes français et qui sera entre autres à l'origine de la création du musée de Casablanca.

Minaret d'une mosquée à Marrakech

Quelques unes des œuvres de Dumoulin sont visibles au musée Guimet, au musée d'Orsay ou au Quai Branly. Mais la plupart semblent détenues par des particuliers qui se les échangent assez cher sur le web. J'avoue avoir ignoré l'existence de ce peintre jusqu'à la rencontre de sa tombe si pimpante. Je ne regrette pas de l'avoir découvert, et avec lui l'histoire des panoramas.




28 avril 2014

Georges Mathias et ses élèves

Sépulture de Georges
Amédée Saint Clair Mathias
Sur une sépulture sans d'autre intérêt que son dix-neuviémisme, quelques mots gravés sous un nom arrêtent mon regard : Compositeur de musique, Professeur au Conservatoire. Qui était donc ce Georges Mathias ? Pourquoi n'est-il pas connu ? Quelles œuvres a-t-il bien pu écrire ? Questions excitantes, vous en conviendrez, pour un lecteur de tombes !
Georges Mathias, jeune
lithographie de Colsmann
Wikipédia nous apprend qu'il avait été pendant cinq ans l'élève de Chopin : voilà qui redouble mon intérêt pour ce monsieur, peut-être le dernier à avoir pu transmettre une idée de ce que pouvait être le style du Maître. Selon Joël-Marie Fauquet, auteur du Dictionnaire de la musique en France au XIXe siècle, il savait même assez de piano  grâce à l'enseignement de Chopin pour être dispensé d'étudier cet instrument au Conservatoire ; il fut inscrit directement en classe de contrepoint avec Jacques-Fromentin Halévy, et en classe de composition avec Berton et Barbereau. Mais c'est bien une classe de piano que Georges-Amédée-Saint-Clair Mathias (c'est son nom complet) prend en charge lui-même au Conservatoire de Paris de 1862 à 1887, soit pendant vingt-cinq années, de l'âge de 36 ans à celui de 61 ans.

Georges Mathias âgé
En vingt-cinq ans, on a le temps d'en former, des élèves ! Et puisque c'est à l'élève qu'on juge le maître, examinons un peu la postérité de Georges Mathias : on constate qu'il a formé quelques pianistes brillants, comme Isidor Philipp, auteur  de « nombreux ouvrages didactiques de valeur », qui fit carrière aux États-Unis, Raoul Pugno, moins connu que Nadia Boulanger mais avec laquelle il a collaboré, José Tragó, ami d'Isaac Albéniz avec lequel il jouait à deux pianos, Alberto Williams, pianiste et compositeur argentin, Teresa Carreño, (tiens, une femme), pianiste et compositrice vénézuélienne qui avait joué devant Abraham Lincoln, Ernest Schelling, l'enfant prodige, pianiste et compositeur américain qui fut ensuite élève de Paderewski, Alfonso Rendano, pianiste et compositeur italien, James Huneker, un Américain auteur de plusieurs ouvrages de critique, Camille Chevillard, gendre puis remplaçant de Charles Lamoureux à la direction de l'orchestre du même nom, Camille Erlanger, qui gagna le Prix de Rome contre Paul Dukas avec sa cantate Velleda. Enfin, et c'est là que ça commence à devenir intéressant, Eugénie Barnetche, Erik Satie et Paul Dukas.

Camille Erlanger, James Huneker, Isidor Philipp
Ernest Schelling, Alberto Williams, Camille Chevillard
José Tragó, Teresa Carreño, Raoul Pugno


Eugénie Barnetche — dont on peut trouver sur Gallica une Romance sans paroles pour piano seul intitulée Sois bénie ! — n'était autre en effet que... la belle-mère d'Erik Satie. Elle avait donc été l'élève de Mathias chez qui elle envoya son beau-fils à qui elle essayait d'inculquer le piano. Le résultat fut immédiat : « L'enfant prend aussitôt en haine la musique et le conservatoire » écrit une biographe de Satie. Quant à Paul Dukas, dont tout le monde connaît l'Apprenti sorcier à cause de Fantasia, le film de Disney (hélas) mais bien peu le reste des œuvres, voici ce qu'il écrit de son passage chez Mathias :
« Pendant ce temps, j'étais entré, pour satisfaire mon père, dans la classe de piano de Mathias. Bien qu'au bout d'un an on m'eût pris comme élève, je profitai aussi mal de son enseignement que de celui de Dubois. Je ne fus jamais admis à concourir. »

Paul Dukas, Erik Satie

Deux fortes têtes, qui prouvent que la transmission n'est pas automatique... Mais dans la mesure où la postérité a jugé, en consacrant ces deux rebelles plutôt que leurs collègues plus dociles, on est en droit de se demander si Georges Mathias était le meilleur pédagogue du conservatoire de Paris.

Georges Mathias, professoral
Sa nécrologie, parue en 1910 dans le journal spécialisé Le Ménestrel, retrace sa brillante carrière.
« Comme virtuose, Mathias fut presque un enfant prodige; son talent était d'ailleurs très réel, très personnel, et sans imiter Chopin, dont, au surplus, l'imitation n'était pas facile, il avait su largement profiter de ses leçons. De bonne heure il s'occupa de composition : entré au Conservatoire, dès l'âge de seize ans, dans la classe de contrepoint et fugue d'Halévy, et plus tard dans celle de composition de Berton, il obtint un premier accessit de fugue en 1847, et l'année suivante concourut à l'Institut pour le prix de Rome. »
Il le rate et l'article poursuit :
« il partagea son existence entre les succès du virtuose et les travaux du compositeur, travaux qui lui valurent aussi de vifs succès. Ses œuvres sont nombreuses, quelques unes fort importantes, et toutes remarquables au point de vue de la forme. On ne saurait les citer toutes [...] : une symphonie à grand orchestre; deux ouvertures, Hamlet et Maseppa ; deux concertos pour piano et orchestre ; cinq trios pour piano, violon et violoncelle; cinq morceaux symphoniques pour les mêmes instruments; trois sonates pour piano; deux séries de vingt-quatre et de dix études pour piano ; puis des romances sans paroles, des valses de concert, des marches et un grand nombre d'autres pièces de piano. »
C'est à la fin que l'auteur de la nécro  « se lâche », pour employer cette horrible expression à la mode :
« Mathias, qui avait une très haute opinion de lui-même, ce qui est permis à tout artiste de grand talent, n'a eu que le tort de le laisser trop voir dans des Souvenirs publiés par lui dans un journal il y a une dizaine d'années. Souvenirs écrits dans un français barbare et barbaresque. Parlant de Kalkbrenner, il dit ingénument : "Il a été une des grandes figures de son temps, le dernier représentant de la plus belle école de piano (maintenant c'est moi)." Et ailleurs, rappelant Zimmermann : "Zimmermann m'aimait beaucoup, et disait que mon talent était de l'or en barre." »
Voilà qui donne une autre idée du maître... Imbu de sa personne, plus préoccupé de sa carrière, de son œuvre et de son piano que vraiment attentif à ses élèves. On ne peut s'empêcher de comprendre la réaction de Satie et de Dukas ! Heureusement qu'il est totalement impensable qu'on puisse rencontrer de nos jours ce genre d'artiste dans nos conservatoires...


Georges Mathias