18 février 2013

Le Mur (II)


Pédale, il fait moins gris. Comme les jours rallongent,
Le soleil du matin dessine sur ton mur
Des ombres dont l’aspect te semble plus obscur ;
Mais si, plissant un peu les paupières, tu plonges

Les yeux dans les coins noirs tu vois bien le mensonge
Qu’un contraste violent provoque. Ton fémur,
Comme une bielle monte, descend, monte, au fur
Et à mesure que tu pédales. Tu songes

Que pendant cet effort qui peut paraître vain
Dénué de tout sens et même ridicule
Le temps passe aussi bien que si ton véhicule

Avait vraiment des roues et que ton mur lointain
De toi se rapprochait jusqu’à ce qu’il te touche.
Après ces réflexions tu vas prendre une douche.

EC

16 février 2013

La grue


Grimper sur une grue semble être pour les pères
Qu’à tort ou à raison on empêche de voir
Leurs chers petits (ce qui cause leur désespoir)
Un tic, une manie, la mode la dernière.

Ils ne sont, disent-ils, pas du tout suicidaires,
Et s’ils s’élèvent sur cet étrange perchoir,
Surtout ne craignez rien : ils ne vont pas en choir
Mais bien l’utiliser comme un prêtre sa chaire.

Car les télévisions, qui du spectaculaire
Font leur beurre et l’argent de leurs jolies crémières
Des stylites nouveaux vont faire leur bonheur.

Ils le savent fort bien, ils ont les pieds sur terre,
Leur acte deviendra, c’est certain, populaire.
On peut se demander s’il a tant de hauteur.

EC

07 février 2013

Le mur


Pédale, c’est ton but. Ce mur qui te fascine, n’en détourne pas le regard, fixe-le sans baisser le front, bien droite sur la selle inconfortable, ne t’autorise que de légers mouvements latéraux de la tête, à gauche quand le pied appuie à droite, à droite quand le pied appuie à gauche. Pédale, le mur est devant toi, patchwork de cartons déchirés, décor trash pour pièce réaliste, ready made qui touche à l’abstraction. Tu connais chaque détail du mur. Tu l’as nommé « le mur », avec ses boursouflures grises en bas, les raccords de sa surface écaillée, les plis que font d’antiques couches de peinture le long de ses fissures, les empreintes qu’y ont laissées des conduits démolis depuis des dizaines d’années. Pédale vers ton mur, surtout, ne ralentis pas le rythme. N’accélère pas non plus, il ne va pas s’écrouler, il est là depuis si longtemps.  Deux gaines de cheminées, surmontées de leurs pots de terre cuite rougeâtre, y sont toujours collées. Servent-elles encore à quelque chose ? Nulle fumée n’en sort, de la mousse a poussé au bord. Tu pédales, tes yeux cherchant la suie parmi les traces. Tu comptes les échelons qui courent jusqu’au toit. Dix-neuf, vingt, vingt-et-un peut-être. Leur rouille fond peu à peu en coulées le long du mur. Toi aussi tu transpires, mais tu pédales vers ton mur, comme chaque matin, sur ton vélo d’appartement, immobile, devant la fenêtre qui donne sur le mur.

04 février 2013

L'alcool de la comtesse

Sophie de Ségur,
née Rostopchine

Parmi les nombreuses anagrammes de La comtesse de Ségur, on a Est sage sur le Médoc*. Sur le Médoc, peut-être, mais alors, sur le reste ! 
Le nombre des boissons alcoolisées imbibant les pages des romans de Sophie de Ségur (née Rostop tchin-tchin ?) est impressionnant. Pas un seul de ses ouvrages, pourtant destinés aux enfants, qui ne comporte quelque allusion ou anecdote concernant l’eau de vie, le vin, le cidre ou les liqueurs diverses. 
Cela peut surprendre aujourd’hui, lorsqu'on connaît l’intention éducative de l’auteur. À moins qu’il ne s’agisse justement d’un projet pédagogique ! Penchons-nous donc sur les bons et les mauvais usages de l’alcool, enseignés par Sophie à ses petits enfants. 


Bon : L’eau de vie

L’eau de vie, la vraie, celle qui est faite à partir de vin, de cidre ou de fruits, est bonne, comme son nom l’indique : Nanon, la servante du curé, a raison d’en mettre dans le café de son maître qui se dévoue pour les pauvres, le pauvre. Et les commères de La Sœur de Gribouille ont besoin d’eau de vie en guise d’antidote pour veiller un mort pendant toute une nuit. C’est en quelque sorte un fortifiant naturel. Dans son opuscule La Santé des enfants, Sophie recommande d’ailleurs d’en frictionner matin et soir les bébés rachitiques pour fortifier leurs reins et leurs jambes. Le Dictionnaire français illustré des mots et des choses, 1884, montre que ce traitement n’a rien d’exceptionnel : « On l’emploie en frictions pour calmer les douleurs et rendre de l’énergie aux organes ». Excellent antiseptique, l’eau-de-vie est aussi employée en gargarismes pour les inflammations de la sphère ORL. 

Bon : Le cidre 


Jean qui grogne et
Jean qui rit
Le cidre est bon aussi : le brave Moutier de L’Auberge de l’ange gardien n’hésite pas à en abreuver les petits Jacques, six ans, et Paul, trois ans. Une sympathique aubergiste en donne une bouteille pour la route aux jeunes Jean qui grogne et Jean qui rit qui doivent rallier Paris à pied, car, leur-dit-elle, « c’est plus sain que de l’eau quand on a beaucoup marché ».Trois verres de cidre par repas, c’est la ration normale de l’écolier de La Fortune de Gaspard. Le bon curé qui découvre une petite fille abandonnée et affamée lui donne du pain, du raisiné et du cidre. (Jean qui grogne et Jean qui rit). Le cidre peut être coupé d’eau, mais pas trop, car il devient alors un affreux mélange, celui que boivent Charles et les enfants de la pension d’Un Bon Petit Diable. Notons que c’est à l’époque de la Comtesse de Ségur que la consommation de cidre atteint son apogée en France. Jusqu’à la Grande Guerre, c’était la deuxième boisson nationale après le vin. 

Bon : Le vin

Le vin est excellent, il a valeur d’aliment. Le Général Dourakine en régale ses hôtes, et c’est un connaisseur ! Aux noces d’Elfy et de Moutiers, on boit madère, bordeaux-laffite [sic], bourgogne, vin du Rhin, le tout de première qualité. La Madame Fichini des Petites Filles modèles garde toujours un flacon de vin dans son cabinet de toilette, car c’est, comme l’eau de vie, une sorte de médicament. 
Les enfants peuvent boire du vin, surtout s’ils sont un peu malades, à condition qu’il soit plus ou moins coupé. On appelle cela de l’eau rougie. Cette habitude de donner de l’eau rougie aux enfants s’est poursuivie, je peux en témoigner, jusque dans les années soixante. Pour les fêtes, on autorise même le champagne, et s’il tourne un peu la tête, c’est à cause de sa mousse — et non pas parce qu’on le boit après dix verres de vin. 
Quand le vin est très fin, les domestiques le volent : dans Le Dîner de Mademoiselle Justine, on les voit arroser leurs huîtres de Sauternes, et leur chevreuil de bordeaux et de Volnay. Le Malaga ira avec les biscuits. 

Mauvais : l’excès, le mélange, le frelatage

Ce qui est mauvais, en revanche c’est l’excès, le mélange, et le frelatage. L’excès est le triste apanage des êtres sans force d’âme, veules, incultes et paresseux, ou des étrangers ignorants des mœurs françaises. 
Les domestiques voleurs du Dîner de Mademoiselle Justine, privés de la culture nécessaire pour bien les apprécier, accumulent les vins : « Ils ont des airs qui m’ont fait peur : Jules buvait à même la bouteille ; ils parlent et chantent tous à la fois ». C’est ce qui leur vaudra d’être confondus : « Votre ivresse ne vous sera pas une excuse », dit leur maître furieux. 
L’ivresse est au contraire une excuse pour Diloy le chemineau, que l’abus du « fil en quatre » porte à fouetter les petites filles impertinentes. On le lui pardonne, parce qu’il est bon et se repent de s’être grisé, comme on pardonnera au bon Frédéric, intentionnellement saoulé par Le Mauvais Génie, Alcide. 
Les Polonais ont déjà bonne réputation de buveurs si l’on en croit Les Deux Nigauds : Mme Bonbeck, qui leur sert à boire, plaisante à ce sujet : « Peu de vin, beaucoup d’eau, dit-elle en riant ; c’est mon régime et celui de ma bourse. […] Ça ne vous va pas, eh ! les Polonais ? Vous aimeriez mieux beaucoup de vin et peu d’eau, pas vrai ? » C’est également la nature russe de Dourakine (dont le nom vient de dourak qui signifie idiot) qui le porte à l’excès, mais cela fait plutôt rire, car il est bon et généreux. Mr Georgey, l’Anglais du Mauvais Génie, ne maîtrise pas du tout l’usage de nos vins :
« — Oh ! yes, vous donner le turkey ; et pouis du claret (bordeaux) blanc, rouge ; bourgogne blanc, rouge. Le garçon apporta le dindon et les quatre bouteilles du vin demandé. »
Ce sera un jeu d’enfant que de le saouler pour le dépouiller. 
Quant au pauvre Jeannot, le Jean qui grogne, il finira mal : « Un jour il tomba malade, à force de boisson et d’excès. Ses maîtres s’en débarrassèrent, comme font les maîtres insouciants, en l’envoyant à l’hôpital. » 
L’excès de cidre — on en buvait jusqu’à vingt litres au moment du battage du blé — pousse le père de l’infortuné Gaspard à le battre, comme le blé : « Il ne me touche plus, mais quand il a bu trop de gros cidre, ce qui lui arrive souvent, tu sais, il gronde encore ma mère », lui raconte plus tard son frère Lucas, resté à la ferme que Gaspard a fuie. 
L’excès d’eau de vie peut même tuer, comme en témoigne l’anecdote des Bons Enfants où un père pédagogue saoule des poules avec de l’avoine trempée d’eau de vie ; c’est pour prouver par l’expérience aux jeunes incrédules qu’on ne leur a pas menti en leur racontant l’histoire d’un cochon ivre-mort après avoir mangé du moût de cassis. 

Comment tuer un cobaye
Les mélanges ne tuent pas, mais ils rendent sérieusement malade : le jeune Léonce, un autre des Bons Enfants, prend par mégarde du vin blanc pour de l’eau qu’il boit après son vin rouge : la tête lui tourne. Envoyé au lit avec quelques gouttes d’alcali, il fait le tour du cadran. 

Ce mélange redoutable, le perfide Alcide l’emploie pour saouler ses victimes, comme Mr Georgey : « Alcide commença à mélanger le vin blanc et le vin rouge pour le griser plus sûrement ». Mais il fait pire encore : pour voler et perdre Frédéric avec lequel il est engagé au 102e Chasseurs d’Afrique qui combat en Algérie, il lui fait ingurgiter des « liqueurs, travaillées avec de l’esprit de vin » ce qui en augmente le degré alcoolique. L’esprit de vin, c’est de l’alcool industriel issu de betteraves ou pommes de terre — donc mauvais selon la classification en vigueur. Le naïf Frédéric boit tous les toasts qu’on lui propose, à la santé de ses parents, de ses futurs galons, du lieutenant colonel, du capitaine, du lieutenant. Quand Alcide, ivre aussi, donne un coup de poing au maréchal des logis malgré l’avertissement : «Un soldat qui porte la main sur son supérieur, c’est la mort !», Frédéric, pour le délivrer, bouscule aussi l’officier. Devant le conseil de guerre, avec Mr Georgey comme avocat, et au vu de ses antécédents, Frédéric est acquitté car il est fondamentalement bon, il gagnera ses galons en se battant contre les Arabes et ne boira plus qu’un seul verre à chaque repas.

Le soldat Alcide est mauvais et ne montre aucun repentir. Condamné à la dégradation suivie de la peine de mort, il sera exécuté, c’est bien fait. 

On voit donc que Sophie, sans jamais effrayer ni dégoûter, mais en faisant rire tout en décrivant la vie quotidienne de son siècle, réussit à délivrer à ses jeunes lecteurs un message pédagogique. Et ça marche : ma première lecture sans images fut, à quatre ans, un roman de la Comtesse de Ségur, et depuis… je bois ! 

***

*Il y a aussi : La muse des cortèges, Secrets mous de l’âge, Germes de cassoulet, et curieusement, Usager des télécoms. Et beaucoup d’autres encore. 

NB. J'ai lu une version de ce texte — légèrement plus courte pour tenir dans les 5 minutes de rigueur —  au dernier colloque des Invalides, dont le thème était précisément l'alcool.