29 avril 2010

Lire et Choir


C'était hier à la librairie « Le comptoir des mots » où Frédéric Forte est en résidence depuis septembre 2009. Il avait prévu une lecture avec Emmanuelle Pireyre  qui, retardée par les cendres du volcan islandais, a dû annuler. Qu'à cela ne tienne ! Il a décidé de lire lui-même quelques extraits de Comment faire disparaître la terre, dernière œuvre de l'auteure, ainsi que des textes merveilleux (introuvables en français) d'Oskar Pastior, et a invité tous ceux qui avaient envie de lire quelque chose, à le faire à cette occasion. Tout le monde s'est exécuté de bonne grâce et, malgré mes fausses dents de devant, aussi provisoires que branlantes, j'ai zozoté avec plaisir un poème d'Émile Verhaeren extrait des Campagnes hallucinées, ainsi que le début de Choir, ce magnifique roman d'Éric Chevillard, en espérant donner à tous envie de l'acheter. 

De tous les bouquins de Chevillard, et je suis une mordue, je crois que c'est celui qui m'a le plus marquée. Je dirais même atteinte. C'est un roman très pessimiste, très noir, et l'humour de même couleur qui l'imprègne n'y change rien. Choir est une sorte d'atoll glacial, que les habitants qui le peuplent ne rêvent que de quitter. Mais ils ne le peuvent pas. L'écriture, magnifique, est organisée autour de trois voix. La première voix est celle du narrateur, très descriptif, qui parle à la première personne du pluriel pour établir une sorte de chronique de la vie sur Choir : une vie horrible, dans la pesanteur, au milieu des punaises, du sable, des mouches, des vautours, dans laquelle on passe son temps à éviter de s'aimer («Nous y mettons les dents parce que vous y mettez la langue»), où l'on encourage les rixes entre enfants, rares enfants réduits en esclavage et nés «des suites fâcheuses d'un moment d'égarement dû à l'alcool, à la fatigue, au froid [...]», et où l'on commémore les défunts en brisant leurs crânes à coups de pelle, mais où l'on espère tout de même dans le retour d'Ilinuk le Polydactyle, sorte de messie réputé être le seul à avoir réussi à fuir Choir, en fusée. Yoakam, un vieillard un peu ridicule et radoteur, est la deuxième voix du roman, introduite par le narrateur et toujours en italique dans le livre. C'est lui qui entretient l'espoir des habitants de Choir en leur racontant la geste d'Ilinuk. La troisième voix est une voix collective et poétique, sur le mode de la prière, de l'hymne, de l'incantation, mais aussi et de plus en plus à mesure que le récit avance, et jusqu'au grotesque, de la parodie grinçante : elle s'adresse à Ilinuk. Je ne veux pas dévoiler la fin qui détruit les derniers espoirs de rédemption de ce peuple chu. Je dirais seulement que Chevillard, avec cet espèce de conte philosophique, frôle les sommets de la littérature française. On devrait l'étudier dans les écoles.

Avant de quitter le Comptoir des mots, j'y ai acheté, sur les conseils enthousiastes de Frédéric Forte, L'affaire Furtif, de Sylvain Prudhomme. Je l'ai lu d'une traite cette nuit. Eh bien je ne le regrette pas !

15 avril 2010

Ligne 13


J'ai reçu avec plaisir le premier numéro de Ligne 13, [www.ligne-13.com] récemment lancée par Sébastien Smirou et Francis Cohen. Une revue de 138 pages d'un format agréable (210 × 170), qui réunit des auteurs venus de différents horizons (philosophes, artistes, poètes, critiques...) autour d'un même thème, celui de ce premier numéro étant «tirer-un-trait». Trait tiré par Alain Cressan entre Stevenson et Hocquard, analyse de l'utilisation du tiret chez Nietzsche par Michèle Cohen-Halimi, méditations de Rémi Froger ou de Marie Rousset sur le trait, réflexions de Laurent Prost sur la «biffure HTML» qui raye le texte, comme ici par exemple, etc. On trouve aussi un texte de Sébastien Smirou sur la poétesse Anne Portugal, une étrange lettre de Roger Giroux à Roger Laporte (pleine de traits), des poèmes de Christophe Mescolini, de Jean Daive, de J. H. Prynne (traduits par Abigaïl Lang), de Marie-Louise Chapelle, et des anagrammes inédites de Frédéric Forte dans la suite d'Une collecte. La vraie découverte pour moi a été l'entretien de Francis Cohen avec Jean-Michel Fauquet, un artiste — sculpteur, photographe — qu'à ma grande honte je ne connaissais pas et dont une œuvre, Le grand séparateur, est reproduite et analysée. Ce premier numéro de Ligne 13 est parcouru par des dessins (au trait, bien sûr) de François Matton. Au fait pourquoi ce titre ? En référence à Nord-Sud, certes, mais aussi parce que Sébastien Smirou et Francis Cohen habitent chacun à un bout de la ligne 13, qui est aussi la mienne.

04 avril 2010

Invisible, de Paul Auster



Cette signature est illisible, mais elle n'est pas invisible. C'est celle que Paul Auster m'a fait l'honneur de gribouiller sur mon Invisible au dernier Salon du livre, il y a déjà une semaine. Nous étions une centaine à faire la queue mais malgré la pression j'ai pu prendre quelques secondes pour lui donner un exemplaire du numéro 4 du Correspondancier du Collège de 'Pataphysique, dans lequel, sous le pseudonyme anagrammatique d'Ursule Pata, je montrais en juin 2008 qu'il n'était « pas l'auteur » de Dans le scriptorium. Il a eu l'air agréablement surpris et a corné avec application la page 69 de la revue, en me disant qu'il lirait l'article. Et puis il a repris son travail de signature à la chaîne en professionnel averti  dont le temps est compté.


Depuis, j'ai relu Invisible avec attention. Car Invisible est un livre que l'on a envie de relire. On l'a lu une première fois comme un thriller ou, comme disent les Américains, un page turner. On s'est passionné pour le mystère de ce meurtre qui n'en est peut-être pas un, (en est-il un ?), pour ces amours incestueuses qui n'ont peut-être jamais existé, (ont-elles existé ?), pour l'atmosphère de mélancolie romantique qui imprègne le personnage de Walker, le gentil, et pour le mystère malsain qui flotte autour du personnage de Born, le méchant.

Et puis on se demande : mais pourquoi ce titre, Invisible ? On voudrait avoir l'original pour vérifier des phrases comme « Born savait où j'étais né » (page 45) qui doivent faire tilt en anglais. On sait, pour être une vieille lectrice d'Auster, que les noms des personnages ne sont jamais choisis au hasard. Alors on relit, on pointe par exemple les occurrences du mot Invisible. La première apparaît dès la page 11, dans la description de Rudolf Born « un visage qui deviendrait invisible dans n'importe quelle foule », la seconde un peu après, page 20 : « cet invisible chaudron d'estime de soi et d'ambition qui frémit et bouillonne au fond de chacun d'entre nous », et surtout la troisième, page 88 : « en parlant de moi-même à la première personne je m'étais étouffé, rendu invisible, je m'étais mis dans l'impossibilité de trouver ce que je cherchais. Il fallait que je me sépare de moi-même », passage dans lequel Auster nous donne en quelque sorte une des clés du livre ou plutôt de son écriture.

On réalise que le personnage d'Adam Walker, jeune poète naïf et pur, est assez inconsistant dans la première partie du roman, écrite à la première personne, et qu'il prend un peu plus d'épaisseur dans la seconde — celle des amours incestueuses — écrite à la deuxième personne. Adam Walker, c'est l'homme qui marche. Reprocher à Paul Auster, comme l'a fait le critique du New Yorker dans cet article, de ne pas avoir donné assez d’étoffe à ce personnage est aussi ridicule que de reprocher à Giacometti de ne pas avoir assez rembourré les siens. Pour le même critique James Wood, la seconde partie est la meilleure des quatre. C'est ne pas avoir compris que les quatre n'en font qu'une, comme les quatre saisons de la vie d'un homme, celle de l'auteur par exemple, « chaque homme étant l'auteur de sa propre vie » (Moon Palace).

Les similitudes entre la biographie d'Adam Walker — au prénom de 4 lettres et au nom de 6 lettres comme ceux de Paul Auster — et celle de l'auteur sont trop nombreuses pour être toutes énumérées (âge, situation par rapport à la guerre du Vietnam, voyage à Paris, traductions...). Il s'agit bien évidemment d'un de ses nombreux avatars, comme l'est aussi Born le malsain (au nom de 4 lettres et au prénom de 6), le Caïn de cet Abel d'Adam Walker sans lequel ce dernier ne pourrait exister, Born le guerrier opposé au poète  mais qui ne fait qu'un avec lui en la personne de Bertran de Born, le troubadour évoqué dès la première page du roman, ou encore Born le démon tentateur qui séduit l'ange par l'argent, le sexe et la violence : Milton et Paradise Lost sont longuement évoqués page 99, et on lit page 78 « le clan Walker tout entier avait reçu au berceau des gênes d'ange».

Born n'est « né » que parce Walker meurt en lui donnant naissance, il lui a donné sa substance, son sang (c'est de leucémie que se meurt Walker). Walker, « né stérile » (encore une expression ambiguë qu'on aimerait bien lire en anglais) n'enfante que les personnages de son histoire : « plus je parlais avec eux [Born et Margot] plus ils me semblaient devenir irréels — comme s'ils avaient été des personnages imaginaires dans une histoire qui se serait passée dans ma tête » nous est-il dit dès la page 17 et, un peu plus loin page 18, Born déclare : « un jour vous vous trouverez en train d'écrire ma biographie. Je le garantis. » Mais après la troisième partie, l'automne à Paris pendant lequel Adam Walker connaît l'échec, et après sa mort quarante ans de désert littéraire plus tard, c'est son amie Cécile Juin (tiens, encore 6 et 4) qui la poursuit, cette biographie, et avec quel terrifiant contenu.

Le roman prend fin sur une scène inattendue et saisissante, mais récurrente chez Auster, liée je crois à un souvenir d'enfance, celle de gens cassant des pierres dans une carrière, et qui me semble elle aussi être une métaphore de l'écriture. Le blanc — Born est toujours habillé de blanc — étant chez Auster un symbole néfaste. Les pierres sont blanches comme la page (blanc et pierre sont des mots très proches en hébreu,  le récit de la tour de Babel joue d'ailleurs sur ces mots).
Je cite ici un extrait d'un de ses poèmes, datant de 1970 :
Picks jot the quarry—eroded marks
That could not cipher the message,
The quarrel unleashed its alphabet,
And the stones, girded by abuse,
Have memorized the defeat

Qui a écrit finalement ce roman ? se demande la plupart des critiques. Adam Walker ? Son ami Jim auquel il a confié le manuscrit ? Cécile Juin ? Born lui-même ? Paul Auster s'est appliqué comme chaque fois à se séparer de lui-même. À nous lecteurs de recoller les morceaux pour le rendre un peu moins invisible et déchiffrer, peut-être, le message.