08 octobre 2009

Zazie a 50 ans, elle a bien vieilli


























L'hôtel de Massa, qui était autrefois planté sur les Champs-Élysées, a été démonté puis remonté pierre par pierre dans un jardin proche de l'Observatoire, en face de l'hôpital Cochin : il tranche, au milieu d'un quartier à l'architecture très différente. C'est aujourd'hui le siège de la Société Des Gens de Lettres, qui accueillait les 2 et 3 octobre derniers le Colloque International Raymond Queneau, organisé à l'occasion des 50 ans de Zazie dans le métro. La quenellienne fanatique que je suis n'aurait raté ça pour rien au monde !
Un colloque très dense, puisque seize intervenants se sont succédé, à raison de quatre par demi-journée. Il serait vain de prétendre faire ici le compte rendu exhaustif de leurs communications, je me bornerai donc à les citer, en développant un peu celles qui m'ont le plus appris. Car ce qui est formidable dans Zazie, que j'ai dû lire une dizaine de fois, c'est qu'il y a toujours quelque chose à découvrir !
Le jeudi 1er octobre, en avant-colloque, Marie-Claude Cherqui nous avait présenté plusieurs films, dont le fameux Arithmétique dans lequel Queneau se livre à une démonstration de la soustraction aussi scientifique que désopilante, le somptueux Chant du Styrène que j'ai eu autant de plaisir à voir que les fois précédentes, et un portrait de Queneau réalisé en 1995 par Robert Bober avec Pierre Dumayet pour une émission télé de Bernard Rapp. Mais surtout, elle nous a donné l'occasion de découvrir deux superbes courts-métrages très peu connus : Les Sables, de Harold Manning, une évocation profonde et mélancolique de la guerre de 14, inspirée des personnages d'Un rude Hiver, et L’Emploi du temps de Bernard Lemoine et Raymond Queneau (1967), une adaptation cinématographique du principe des Exercices de style dans laquelle, à partir de quelques séquences de base, on en construit plusieurs variations à coup de coupures, de superpositions, d'accélérations, de retours en arrière, etc. Très efficace et très drôle !
Le colloque démarre très fort le lendemain matin, avec Jean-Pierre Longre, l'auteur de Raymond Queneau en scènes, prof à Lyon 3. Il lit Zazie en regard de deux pièces de théâtre qui ont toutes deux le métro comme décor, En passant, de Raymond Queneau, et les Amants du métro, de Jean Tardieu, et surtout en regard de Monsieur Phosphore, une œuvre de jeunesse de Queneau dans laquelle des archanges (dont Gabriel !) et des anges (à la fois mâles et femelles), finissent par créer l'enfer. Monsieur Phosphore est évidemment Lucifer (porte-lumière, lampadophore). Il donne un éclairage nouveau, original et très convaincant du personnage de Marcel-Marceline, porteur de la lampe torche qui éclaire la petite troupe dans l'enfer du métro. D'autant qu'il partage avec lui-elle la même ambiguïté et la même... douceur. Après quelques échanges dans l'auditoire, notamment à propos de l'Enfant du métro, de Madeleine Truel, livre paru en 1943 qui bloqua Queneau dans son élan et donna lieu à une étude de Jacques Roubaud, Patrick Brunel, maître de conférence à l'Institut catholique de Paris prend la parole à son tour. Il se demande si Raymond Queneau, qui a marqué, au nom d'une position morale, les limites du comique dans un article de 1938 repris en 1973, n'a pas outrepassé ces limites dans Zazie, roman des plus comiques qui soient. S'appuyant sur les travaux de Gérard Genette, il montre que si le ressort comique de Zazie est bien la parodie, le régime narratif n'est en aucun cas polémique ni satirique, il est essentiellement ludique, avec des incursions dans l'humoristique, l'ironique et le sérieux. Après la pause café, Gabriel Saad se pose la question de savoir s'il y a vraiment un narrateur dans Zazie, roman composé surtout de dialogues. Éric Beaumatin lui succède en jetant sur Zazie son œil (et son oreille) de linguiste averti, pour voir comment une poétique nous parle de la langue et du langage, et ce qu'elle en dit. Il s'attache particulièrement à ce qu'il appelle les «agglutinats», c'est à dire les amalgames syntagmatiques et autres polysyllabes monophasées du genre doukipudonktan ou lagoçamilébou, qui ont fait entre autres le succès de Zazie. Il en fait la liste et constate qu'ils comportent de une à six syllabes, l'hexasyllabe (lagoçamilébou) étant un hapax. Il remarque les hésitations de Queneau sur les paramorphismes à employer (entre le ss et le ç par exemple), examine l'usage-de ou le renoncement-à l'apostrophe, la suppression du trait d'union, la conservation des liaisons (qui aujourd'hui ne se prononcent plus), les ambiguïtés à lever (nasalisation du im évitée par imm au prix d'une surcharge) et pointe la sur-utilisation du k dans laquelle il voit une connotation germano-figurative. Le travail de Queneau sur la langue, au vu de cette analyse paraît inachevé et sporadique. Il termine en parlant de la langue en tant qu'espace de variation. La langue nous parle, également dans son traitement écrit.
Après un excellent déjeuner buffet dans les locaux de la SGDL, Paul Gayot, de sa voix voilée si particulière, et avec sa connaissance profonde de l'œuvre, nous parle évidemment des avant-textes de Zazie, que ce soient les work in progress, les plans successifs ou les manuscrits. Je renvoie à ses notes dans l'édition de la Pléiade, qu'il serait idiot de reproduire ici, et qui révèlent l'histoire cachée de chacun des personnages de Zazie. Philippe Wahl, de l'université Lyon 2, nous lit ensuite sa communication «l'incertitude des apparences» et, après une nouvelle pause, François Naudin intervient sur «Zazie et le Cortège du songe» en évoquant les premiers mots de Finnegans Wake de James Joyce, le Merdre! initial d'Ubu Roi d'Alfred Jarry et le premier titre d'Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll, qui était... Alice's adventures underground, l'underground évoquant évidemment le nom du métro londonien. Le roman entier est-il un rêve ? Les mythes grecs sont également convoqués, avec Erebos et Hypnos. Puis Jérôme Roger (au nom si parfaitement et phonétiquement palindromique!), maître de conférence à l'université de Bordeaux, nous allèche avec son excellent titre, «jazzy dans le métro». Pas seulement un bon mot, car Raymond Queneau passionné de cette musique, connaissait Duke Ellington, etc., mais il faut reconnaître qu'il n'est jamais fait mention de jazz dans le roman. Jérôme Roger le débusque alors dans le rythme du roman, qui rappelle le phrasé scat utilisé, selon le mot de Boris Vian, «pour traduire des idées». L'alliance d'une oralité décapante et d'une éthique du langage fait honneur à Queneau. Le langage, s'il n'est pas improvisé, meurt et devient langue de bois, or la vitesse de répartie dans les dialogues tient de l'improvisation en jazz. Pas d'improvisation sans mémoire, comme dans le jazz, où abondent citations et parodies. Queneau sait qu'un écrivain ne peut pas strictement faire de la musique. Il doit avec le lecteur faire appel à l'oralité, résonance qui synthétise le corps dans le langage. Suit un détail des procédés utilisés pour fabriquer dans Zazie de véritables figures rythmiques. Georges Perec distingue entre les figures rythmiques qui cassent et celles qui opèrent l'unité. Il dit aussi que cela lui permet de parler de l'écriture (Magazine littéraire, 1976). Le vieillissement zazique guette le langage si l'enjazzement de la langue ne s'en mêle. Claude Debon rappelle, lors de la discussion qui suit ce bel exposé, que Narcense, le héros du Chiendent, est musicien de Jazz. Elle fait justement remarquer qu'il existe un genre, en littérature, dans lequel le rythme et les sons sont importants, et c'est la Poésie.
Le soir, la compagnie Lire autrement nous réservait un spectacle époustouflant : un voyage dans le roman Zazie à travers des extraits de textes choisis par Astrid Bouygues et Daniel Delbreil, lus-joués par Simone Hérault, excellentissime, et son complice Alexandre Lachaut, entrecoupés d'airs de chansons d'époque joués à l'accordéon par Frédéric Foret.
Le lendemain matin, c'est reparti sur des chapeaux de roues. Piers Burton-Page, avec le délicieux accent d'une langue forestière qui est pour lui maternelle, et un point de vue qu'il appelle transmanchien, se concentre sur The Scottish Play, (nom que l'on emploie par superstition à la place de Macbeth, pièce maudite), pour traquer l'influence de Shakespeare (Chexpire, écrivait Queneau) dans Zazie. Il compare différentes traductions du monologue de Gabriel et met en parallèle le «it is a tale/Told by an idiot, full of sound and fury,/Signifying nothing» de Macbeth et «toute cette histoire [n'est que] le songe d'un songe, le rêve d'un rêve, à peine plus qu'un délire tapé à la machine par un romancier idiot (oh ! pardon)», le oh pardon pouvant s'adresser aussi bien à l'auteur qu'à Shakespeare. Le reste, (Jeanne Lalochère en lady Macbeth, les écossaises du Mont de Piété) étant un peu moins convaincant.
La communication qui suit, avec Astrid Bouygues, est parmi les plus originales : partant du fait que Queneau lui-même présente Zazie dans le métro comme un roman d'initiation, elle s'attache à comparer d'un point de vue ethnologique l'initiation de Zazie à celle des jeunes filles de l'époque, dans un village, Minot, qui pourrait être Saint-Montron, à travers le travail d'une anthropologue, Yvonne Verdier. Le moins qu'on puisse dire est que les correspondances sont troublantes. La jeune fille de Minot passe par la communion à 12 ans, l'âge des premières règles, puis la Sainte Catherine à 15 ans, suivie, avant la pose des mais, d'une mise en marge du milieu maternel.  Elle passe en général l'hiver chez une tante à apprendre la couture, les couturières ayant la réputation d'en connaître un rayon sur le sexe, et devenir alors une fille à marier. Zazie, certes, ne va pas chez une couturière, elle la quitte (c'est le métier de Jeanne Lalochère) mais elle va bien chez une tante prendre un bain de féminité. Son initiation est ratée puisque Zazie ne se tient pas coite comme il serait séant, mais ouvre des tas de portes sur un domaine extérieur qui doit rester inaccessible aux filles. Pourtant le j'ai vieilli de la fin indique qu'il s'est réellement passé quelque chose, à mettre en relation avec le conte de la Belle au bois dormant, évoqué par Zazie, même si c'est pour s'en moquer, dans lequel une jeune fille se pique le doigt avec un fuseau comme les couturières avec l'aiguille. Le sang est celui des règles. C'est la grève du métro,  analogue à l'hiver chez la couturière, ou à 100 ans de sommeil, qui permet à Zazie de rejoindre son destin de fille. Le titre du roman pointe donc bien sur le moment essentiel, celui où l'enfant Zazie inconsciente sous terre meurt symboliquement pour renaître jeune fille.
L'intervention de Paul Fournel, qui suit la pause de 11 h, reste dans le domaine sexuel, mais d'un point de vue de mec puisqu'il a découvert à l'âge de Zazie qu'elle était «baisable». Lui que Queneau accompagne toujours, et ça se sent, rappelle que l'écrivain, qui pensait avoir écrit un livre sur la langue et sur la façon dont le sexe vient aux femmes, fut déçu par la réception d'un public qui n'y voyait que de la rigolade. Malentendu que le film de Louis Malle a selon lui renforcé.
Dans la communication suivante, Claude Debon, dont on connaît la rigueur scientifique, prend soin de rappeler que tout discours critique est par nature fictionnel. C'est pourquoi elle s'efforce de s'en tenir à la lettre ; et plus précisément à la lettre Z, qu'elle repère par exemple dans les zazous, ancêtres de Zazie et qui posent la question de l'engagement du roman, mais aussi dans la Zizanie, héroïne de Vercoquin et le plancton de Boris Vian et dans les «zig-zag droit devant elle» de Zazie courant comme l'éclair. Lettre qu'il faut écouter et qui donne un rythme au roman qui procède de rebond en rebond, de tac en tac, avec des courts-circuits étonnants comme «ils marchaient côte à côte mais droit devant eux», ou l'association de la grenadine et de la nocivité, ou encore une expression comme «le dénommé X». Elle conclut en disant qu'il est vain de chercher à répondre aux questions que pose Zazie, dans la mesure où tout le texte est précisément monté pour qu'on ne puisse pas y répondre.
Je n'ai pas droit au buffet aujourd'hui, pour cause d'affluence, et m'en vais prendre une entrecôte au bistrot du coin.
Au retour, c'est Gerhard Dörr qui parle de la partie cachée de Marceline, c'est à dire l'officier allemand déserteur de la Wehrmacht qu'elle était dans les avant-textes. Il en reste selon lui des traces, notamment quand il est dit que Marceline parle de la retraite «parce qu'elle connaissait bien la langue française», expression qui ne s'appliquerait pas à une Française d'origine. Christine Méry, qui enchaîne, s'intéresse, elle, au «réseau appellatif» de Zazie, nommée tantôt la mouflette, la gosse, l'enfant, la petite, etc. Quant à Bertrand Tassou, il s'interroge sur ce qu'il reste de Zazie aujourd'hui, en repérant les allusions simples et les transpositions du personnage. Dans Pour venger pépère d'A. D. G., un roman policier, Monique Voiron est une ado habillée de djins au visage vicieux, qualifiée de «pitoyable Zazie provinciale.» Dans Billy the kick de Jean Vautrin, une Julie rêve elle aussi d'aller à Paris et zozotte, elle est zobsédée, on trouve aussi un travesti, etc. On trouve une Zizanie dans le métro, roman policier de Hugo Lacroix dans lequel l'héroïne est plus âgée (20 ans). Il existe enfin une Zapinette Video où il est question d'un oncle travesti et d'un père tripoteur, mais le livre ne tient pas la route. Bertrand Tassou relève aussi de nombreuses allusions à doukipudonktan. Dans la presse, on compare à Zazie l'Amélie Poulain du film, l'héroïne Marjane de Persépolis, voire Isabelle Huppert. Du n'importe quoi qui révèle seulement que Zazie est identifiable. Mais il ne reste rien de la substance, de même qu'aujourd'hui tout est «ubuesque» ou «surréaliste». Pascal Herlem est le dernier intervenant, avec «Queneau adolescente», qui reprend l'énigme de la sexualité, questionnement du roman. Un sujet déjà largement abordé, qui lui donne l'occasion d'évoquer à propos de Gabriel l'Annonciation à la Vierge Marie.
Quant à moi je me demandais pourquoi l'on avait évoqué l'ambiguïté sexuelle de tous les personnages, (même celui de Laverdure,) en oubliant celui de Turandot. Après tout, c'est le nom d'une princesse, et soprano qui plus est.
Sur ce, nous sommes rentrés à la maison, bien fatigués mais contents, bien que tristes de rater la brouchtoucaille de fin de colloque !

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